Marie Marques. Le groupe « A.J.S. Aerolande », que vous avez fondé avec Jean Aubert dans les années soixante, est-il né sous l’influence de Sympathy for The Devil des Rolling Stones sorti en 68, et que l’on entend en sourdine dans ce restaurant du Centre Pompidou ?
Jean-Paul Jugmann et Antoine Stinco. « Aerolande » est né en 1967, donc un peu avant. Il nous fallait une structure pour éditer et commercialiser le mobilier gonflable que nous avions mis au point pour une exposition vente aux Galeries Lafayette. Avec Jean Aubert, nous nous étions rencontrés dans l’atelier d’architecture d’Edouard Albert à l’Ecole nationale des beaux-arts. E. Albert était très porté sur les relations entre l’architecture et l’art contemporain. Il était également passionné de technique, en particulier par les recherches de Jean Prouvé et les cours de morphologie de David-Georges Emmerich. Nous avions faim d’idées et de formes nouvelles. Nous avions tous les livres de Buckminster Fuller et de Frei Otto. L’idée fondamentale de notre démarche était « la technique au service de la vie quotidienne », cette idée chère à Henri Lefebvre, d’où notre intérêt pour le design. Alors que nous étions étudiants, nous avons réalisé une proposition dessinée pour la Biennale de Paris de 1967 : « Habiter pneumatique — économique/mobile ». Après notre diplôme nous avons été approchés par François Mathey du Musée des arts décoratifs, et François Barré du Centre de création industrielle, qui cherchaient à promouvoir des designers français et à les mettre en relation avec des fabricants. L’idée était de présenter « l’univers des jeunes » aux Galeries Lafayette dans une scénographie de Marc Berthier. Cette exposition-vente présentait du mobilier en carton et en plastique dont nos créations gonflables. Certaines de ces pièces sont aujourd’hui visibles au Centre Pompidou.
Une dénomination assez étonnante pour l’époque « Aérolande », le mot évoque le « pays de l’air »…
Jean-Paul Jugmann et Antoine Stinco. Il y a d’abord le préfixe « Aero » qui symbolise le lieu du rêve, un espace en mouvement proche de celui décrit par Bachelard dans L’Air et Les Songes, puis il y a Rolande, le prénom d’une amie très belle… Disons que c’est un collage « maison », un éclat de rire, un pied de nez à Archigram, un groupe de jeunes architectes anglais dont les inventions nous subjuguaient. La démarche d’Archigram était libre de toute contrainte tant du point de vue constructif que politique. Leurs dessins sont d’ailleurs exposés dans la salle que le Musée national d’art moderne consacre aux structures gonflables. Ils sont volontairement restés dans le domaine de l’utopie graphique. Pas nous. Nous voulions concevoir des structures techniquement réalisables, et qu’elles soient cohérentes avec notre vision sociale exprimée dans les différentes publications du groupe Utopie dès 67.
Des institutionnels, des fabricants de matériaux et des éditeurs de mobilier ont donc accepté de vous suivre commercialement ?
Jean-Paul Jugmann et Antoine Stinco. Pour le mobilier que l’on peut voir dans les collections du Centre, et que l’on avait d’ailleurs exposé en 68 au Musée d’art moderne dans les salles de l’ARC alors dirigées par Pierre Gaudibert, oui. Cette exposition démontrait que toutes les techniques innovantes étaient réservées à l’industrie et à la défense. Nous présentions des combinaisons anti-G et stratosphériques pour les pilotes, des machines outils, des engins de levage, des citernes, des scaphandres, des zodiacs de sauvetage, des aéronefs… Le pneu du Concorde, pour la petite histoire, a été mis au point grâce au gonflable. Il y avait aussi des hangars pneumatiques, des antennes médicales gonflables et puis des objets plus anodins : des publicités, des jouets, des œuvres d’artistes et des instruments de musique gonflables. Nous avions à cette occasion présenté nos mobiliers et nos diplômes. Le plastique qui n’était pas un matériau cher en soi, pouvait rapidement devenir onéreux en fonction de sa mise en oeuvre. Nous désirions concevoir le moins cher possible pour servir le plus grand nombre mais le message n’a pas convaincu.
La transparence de votre mobilier servait-elle à accentuer le caractère aérien de vos créations ?
Jean-Paul Jugmann et Antoine Stinco. La transparence permettait de visualiser le vide de l’air à l’intérieur du mobilier. La transparence, les teintes acides, les techniques simples du gonflable nous ont permis de dessiner des meubles drôles aux rondeurs très amusantes mais il faut le dire aussi, qui n’étaient pas très confortables. Nous voulions moderniser tous les objets de la vie quotidienne d’une manière radicale, comme le montrent les dessins qui se trouvent au musée. Nous avons conçu des programmes où tout était gonflable. C’était très drôle et excitant. On a un mal fou aujourd’hui à imaginer que le design était un espoir. La modernité n’avait pas le sens qu’on lui donne aujourd’hui. Elle appartenait au champ de l’utopie, pas à celui de l’économie. La nature de nos créations était liée à la notion d’éphémère. Notre groupe a vécu dans l’esprit du phénomène 68. Capitaliser notre production aurait été illogique. D’ailleurs « Aerolande », à l’image des événements, a disparu quelques années après. Les pièces réunies par le Centre Pompidou, s’inscrivaient dans le cadre d’une réflexion plus large sur les architectures mobiles. Notre objet était d’améliorer, de faire avancer le quotidien. Nous avons créé par la suite 50 piscines itinérantes en toile et structure métallique. Elles ont longtemps sillonné la France dans des semi-remorques. Ces bassins démontables étaient destinés à apprendre à nager aux milieux ouvriers et ruraux. Nous avions en tête de pratiquer l’architecture autrement.
Dans ce contexte comment êtes-vous parvenu à asseoir vos idées ? La voie réservée aux matières gonflables est étroite… Quel a été le cheminement ?
Jean-Paul Jugmann et Antoine Stinco. Nous avions dans l’idée de trouver une technique qui pouvait répondre aux critères de légèreté, de mobilité et de forme. Le plastique dont les possibilités demeuraient inexplorées, semblait correspondre à cette recherche et offrir toutes ces possibilités.
Étiez-vous déjà , comme dans Atmosfield mais surtout Désert Cloud, les deux courts-métrages de Graham Stevens visibles aux côtés de vos créations, dans une quête de nature ? Aviez-vous déjà conscience, avec Jean Aubert, de ce qui allait, dix ans plus tard, devenir le mouvement de « l’écologie politique » ?
Jean-Paul Jugmann et Antoine Stinco. Ces deux films sont magnifiques. Le discours extrêmement abouti, et en particulier le commentaire off qui entoure Désert Cloud, est d’après nous postérieur aux images. Graham Stevens avait une conscience poétique et technique de l’importance de l’énergie des éléments naturels tels que l’eau ou la chaleur du désert. On le voit très bien dans le merveilleux plan séquence du monumental matelas qui s’envole sous l’effet de la chaleur du désert. En revanche, toutes les idées liées à l’écologie appartenaient encore au champ de la recherche. Dans les années 60, le mot « écologie » n’était pas encore vulgarisé. On commençait à peine à parler des énergies renouvelables. Et dans les années 70, c’était plutôt le mot « environnement » qui dominait. Ces concepts d’éphémère, de jetable et de mobilité qui incarnaient pour nous la modernité, ont considérablement vieilli au regard d’une mondialisation débridée, d’une croissance et d’une consommation frénétiques. Notre planète ne résistera pas longtemps à la croyance que la quantité au plus bas prix serait une solution de vie. A l’exemple de l’An 01 du dessinateur Gébé, notre leitmotiv serait plutôt : « on arrête tout, on réfléchit, et c’est pas forcément triste ».
Liens
www.jeanpauljungmann.fr
Â