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Jean-Pascal Princiaux

Par Étienne Helmer(28 mai et 30 juin 2007)

www.shakespearemachine.com

Comment est né le projet «Shakespeare Machine» présenté chez Michèle Chomette et Eof ?
Jean-Pascal Princiaux. De la recherche d’un espace d’intervention possible, qui soit opérant et pertinent, dans une forme de confusion conceptuelle assez importante à l’époque sur la scène artistique. Il est né aussi de l’impression que le langage s’était déplacé, que l’audiovisuel en général ne se réduisait pas à de la littérature ou du discours appliqué, mais qu’au contraire, il avait «avalé» tout ce qui avait pu le constituer pour devenir le langage dominant. Il y a beaucoup de caractéristiques de ce projet qui, sur le plan de la pratique ou de l’activité artistique, du rapport au sens et au langage, partent plus d’un constat a posteriori que de l’énoncé d’un programme initial. L’idée était de considérer — pas uniquement mais principalement — les documents audiovisuels déjà produits comme un matériau susceptible d’être retravaillé pour produire de nouveaux objets, des reconnexions, des accélérations.
Cela implique donc à la fois une position d’auteur et un type d’environnement de travail, surtout s’agissant de l’audiovisuel, dont les contraintes techniques sont plus importantes que pour la littérature ou la philosophie par exemple. Cette contrainte technique a beaucoup pesé sur le projet, et cela en a fait au départ un projet chimérique, théorique. On travaillait dans le cadre du projet «Shakespeare Machine» indépendamment de son existence matérielle.

À l’époque…
Jean-Pascal Princiaux. Au début des années 90, période clôturée par l’arrivée de Pascal Faivre, en 2003, qui nous a permis d’entreprendre la fabrication d’une machine réelle.

Sur quoi portait le constat dont vous êtes parti ? Sur un certain état de la production artistique ?
Jean-Pascal Princiaux. Plutôt sur un rapport au monde depuis une position d’auteur et d’artiste. La grande marge de manœuvre qui semblait possible formellement, et l’activité très intense, envahissante, du monde en termes de sollicitations, de formes, d’objets, donnaient envie de ne pas être seulement observateur, dans une posture théorique, à l’extérieur, mais plutôt d’entrer dans cette mêlée, cette agitation pour y trouver des moyens d’action, des formes et surtout pour ouvrir des espaces qui viendraient s’établir de façon transversale. J’étais dans l’état d’esprit du «sémionaute» de Nicolas Bourriaud, «découpant des blocs de sens entre les objets et les images», mais avec pour objet d’investigation le monde, et non le monde de l’art. Je ne voulais pas me contenter d’un statut d’usager des technostructures de production, mais interférer, modifier des schémas de base du langage global.
Le film Gary (Jean-Pascal Princiaux et A. Claude, 1991-1993) est révélateur de cet état d’esprit, loin du remake ou de la citation. Dans la matière même du feuilleton original, j’ai remplacé le visage du héros par le mien : décision de «rentrer dans le téléviseur».

Pour reconfigurer des sens nouveaux
Jean-Pascal Princiaux. Non, pour créer des espaces. Ce serait plutôt une question d’angle de vision, de prisme, de distance par rapport au sens, car ce terme de nouveauté est assez encombrant : on est souvent beaucoup moins nouveau qu’on le souhaiterait ou qu’on pourrait le croire. Un projet comme «Shakespeare Machine» en est un bon exemple : on trouve des points d’appui fondamentaux dans l’Antiquité grecque ou romaine.

Par exemple
Jean-Pascal Princiaux. On peut citer la notion d’objet, la question de la formalisation du langage naturel, qui renvoie notamment à Aristote ; le travail en demi-produit, c’est-à-dire partir d’une œuvre existante et la considérer comme un matériau pour en produire une nouvelle : ainsi des centons de Virgile ou d’Homère, ou, sur un mode plus anecdotique, mais en apparence seulement, de Héron d’Alexandrie, qui fabriquait des robots.
L’un d’entre eux consistait en un dispositif qui, dans sa fonction et sa structure, était très proche des outils de compositing et d’animation utilisés aujourd’hui dans l’industrie culturelle pour faire des films, des publicités, et qui permettent une manipulation, une réécriture très fine à l’intérieur même d’une séquence audiovisuelle.

Pour revenir à «Shakespeare Machine», pourriez-vous en expliquer le nom et la finalité ?
Jean-Pascal Princiaux. La finalité est simple : c’est un véhicule. Que ce soit dans son acceptation théorique ou dans sa forme pratique ou réelle qui est en train de voir le jour, c’est un véhicule pour glisser sur le langage, sur le sens ; un véhicule concurrentiel, qui permette de faire des choses que les autres ne font pas, un véhicule individuel qui permette des déplacements singuliers.

Glisser, est-ce créer, s’approprier?
Jean-Pascal Princiaux. Non, c’est déplacer, se déplacer, circuler. Avec évidemment à l’arrière-plan de ce terme un potentiel de vitesse, de vertige, de collision, d’excitation, de rapport ludique, voire une certaine inutilité, même si tous les instruments permettant de glisser ne sont pas de l’ordre du jouet (qui sont d’ailleurs loin d’être gratuits). Voilà pour la finalité. Le nom «Shakespeare Machine» vient d’un objet (là aussi), plus chimérique que théorique, produit dans l’un des raisonnements de Pierre Lévy dans Les Technologies de l’intelligence. C’est un essai dans le domaine des sciences cognitives où il démontre qu’un objet qui serait le fruit d’une pensée, est le résultat d’un complexe homme(s)-technologie(s).
Par exemple, dans une situation de dénombrement d’entités — combien de fraises sur une table? — un individu fait appel à ses capacités propres, relativement innées ou du moins intuitives : vision, capacité à reconnaître les fraises, etc., ainsi qu’aux nombres, qui constituent une technologie. Par extension de ce schéma et par l’observation de la situation se mettant en place dans les années 1980, surtout dans le monde occidental, il a semblé à Pierre Lévy que l’émergence des réseaux de transmission d’informations — de son point de vue : essentiellement Internet et Intranet — était un événement majeur et qu’il fallait considérer qu’une nouvelle ère de la gestion de la connaissance, de sa circulation, de la formalisation de l’information s’ouvrait, après celle inaugurée par l’invention de l’imprimerie par Gutenberg : une nouvelle idéographie dynamique. Ce schéma s’appuie donc sur la notion d’«hyper-document», susceptible d’être travaillé depuis des points géographiquement distants par plusieurs auteurs simultanément. C’est donc un déplacement très net de l’appréhension de la notion d’auteur. Dans ce schéma viennent s’inscrire des machines, des systèmes, des éléments techniques, qui permettent cette situation et qui in fine font dire à Pierre Lévy : «Un acteur est défini par la différence qu’il produit dans un réseau».
Cet angle de vue permet d’envisager les dispositifs techniques comme coauteurs. Le spectre de Frankenstein ressurgit alors, et Pierre Lévy de pondérer en disant que, pour des raisons liées au caractère non formalisable de certains aspects de la création, on ne peut pas imaginer une machine ou un dispositif purement technique qui serait capable de produire une œuvre telle que celle de William Shakespeare. La «Shakespeare Machine» est impossible du point de vue de Pierre Lévy. Étant parfois fougueux, j’ai décidé d’en produire une….

«Shakespeare Machine» pourrait-elle produire des œuvres audiovisuelles caractérisées par une certaine nouveauté, comme celles que le génie de Shakespeare a produites en littérature en son temps ?
Jean-Pascal Princiaux. Théoriquement, je ne vois pas ce qui s’y oppose. L’assertion «une Shakespeare Machine n’est pas possible» appelle une réponse assez simple : Shakespeare n’existe pas, au sens où le «Shakespeare» dont se réclame Pierre Lévy n’est pas simplement constitué d’une enveloppe corporelle et du pouvoir créatif de William Shakespeare lui-même, mais de toute une épaisseur historique, c’est-à-dire de tout ce qui a été construit par la culture occidentale sur l’œuvre de William Shakespeare pour l’instituer tel qu’il nous apparaît aujourd’hui.

«Shakespeare Machine» étant une machine, son fonctionnement et ses productions dépendent aussi de son utilisateur…
Jean-Pascal Princiaux. En rentrant dans le détail des choses, on s’éloigne de cette dimension qui peut paraître ironique à court terme, mais qui l’est moins à moyen terme. Dans une situation de travail, d’écriture audiovisuelle, notre dispositif a une position d’assistant, il ne produit donc pas des œuvres de façon autonome.
Cela ne nous empêche pas de développer cette autonomie dans le cadre même du projet – c’est pourquoi je parle de moyen terme – car parmi les objets audiovisuels qui nous permettent d’asseoir le développement technologique, il y a des jouets destinés à avoir une capacité d’écriture autonome, comme le Pupitre Magique exposé chez Éof.

C’est une autonomie sous paramètres : tient-elle au fait qu’on ne peut pas prévoir, une fois réglés les paramètres du scénario, le résultat de l’enchaînement des plans auquel le Pupitre Magique donnera lieu ?
Jean-Pascal Princiaux. Non, cette possibilité existe déjà un peu partout. Chez nous il ne s’agit pas d’une diffusion aléatoire. Si l’on demande au Pupitre que l’action du film se passe plutôt dans des grottes et moins dans des forêts (parmi d’autres paramètres), on va forcément s’attendre à ce que le conte diffusé se passe plutôt dans des grottes et moins dans des forêts, et si ce n’est pas le cas, ce sera perçu comme un défaut de fonctionnement. L’autonomie se manifeste de façon plus simple et plus littérale : on procède à une requête — que l’action se passe plutôt dans des grottes et moins dans des forêts (etc.) — mais c’est le Pupitre lui-même qui produit le conte, l’écrit et prend des décisions en fonctions des multiples critères de la demande.

Dans la mesure où l’objet répond à une demande, peut-on vraiment parler d’autonomie?
Oui, car il y a une compréhension de cette demande, établie sur une connaissance sémantique du contenu disponible. Cette compréhension permet un dialogue, une négociation sur la forme finale. Quels sont les auteurs qui considèrent que la contrainte est en soi un obstacle à l’activité d’auteur ? Peu, probablement. La notion de commande n’invalide pas celle d’autonomie. Il ne s’agit pas de revendiquer pour ces jouets un statut d’auteur, mais de signaler que les prémisses d’un dispositif fonctionnel prennent en compte une capacité d’autonomie. Tout dépend où se place cette autonomie.
Sur cette question de la contrainte, de l’autonomie, de la commande, on se retrouve dans l’histoire de l’art avec une situation relativement confuse : si l’on prend la Chapelle Sixtine à Rome, la Nature morte à la chaise cannée de Pablo Picasso ou les différences statutaires dans l’industrie audiovisuelle américaine et européenne, la position d’auteur, le statut du réalisateur ne sont pas les mêmes. Le véritable «auteur» d’Autant en emporte le vent, c’est son producteur, Selznick, plutôt que les différents réalisateurs qu’il a convoqués puis révoqués.

Cette autonomie démultiplie donc le nombre d’auteurs. Pour ce qui est du Pupitre Magique par exemple, l’auteur, c’est à la fois la machine qui produit l’histoire qui va apparaître sur l’écran, celui qui paramètre la machine, celui qui la fabrique, les auteurs des films qui sont à la source du film produit et qui composent le stock d’images…
Jean-Pascal Princiaux. Auteurs qui eux-mêmes ont porté à l’écran des textes écrits par Pouchkine, que Pouchkine a retranscrits d’après les lectures de sa nurse qui, elle, a les entendus de conteurs, qui eux-mêmes etc…. Et de fil en aiguille, on va se faire voir chez les Grecs !

Ce réseau des auteurs serait à la fois synchronique, étant donné tous les éléments que vous faites intervenir aujourd’hui pour fabriquer cette machine, et diachronique ou historique, au sens où des auteurs anciens interviennent pour être repris de façon neuve ?
Jean-Pascal Princiaux. Tout simplement, on pratique le langage, et l’on est donc forcément en situation intermédiaire : on est quelque part pour aller ailleurs. Tout le dispositif de traçabilité hérité de la Renaissance et des Lumières pour ce qui est des auteurs est à l’origine de ce qui se passe aujourd’hui : savoir situer précisément l’origine d’un objet et attribuer de façon exacte, comptable, des droits. C’est obscène comme la photographie aérienne d’un lotissement.

On a le sentiment qu’un réseau comme internet symbolise vraiment cette co-création dont vous parlez, contre la facilité consistant à attribuer une œuvre à un auteur unique.
Jean-Pascal Princiaux. Internet symbolise tout et son contraire. Cette notion de facilité est relative. Pensez à un historien de l’art : contrairement au spectateur lambda qui peut se contenter de la proposition de tel ou tel individu comme auteur, il place les objets auxquels il s’intéresse dans une perspective. Parler d’auteur, c’est une stratégie de gestion du rapport au monde, qui est une stratégie de cloisonnement et de gestion par la propriété. C’est aussi une question d’habitude, car les auditeurs des conteurs ne se posaient sans doute pas la question de la même façon.

Combien êtes-vous à travailler sur «Shakespeare Machine» et quelles sont vos fonctions respectives ?
Jean-Pascal Princiaux. Nous sommes une demi douzaine. Nous avons des compétences et des caractéristiques qui nous situent dans certaines zones, mais avec des changements de rôles parfois spectaculaires. Le Pupitre Magique notamment a vu le jour selon des modalités troubles. L’objet a été imaginé par Pascal Faivre (conception logicielle), puis investi par Julia Tabakhova (structure du programme, communication) avec les contes merveilleux russes et le structuralisme de V. Propp.
Alors qu’au même moment, François Delévaque, (philosophie), a trouvé des solutions pour récupérer finement les méta-données d’une partie du signal pour produire une gestion sémantique d’une autre partie du signal audiovisuel, laissant le soin à Boris Ramonguilhem (son, effets spéciaux) d’introduire un nouveau concept d’objet audiovisuel : «image to X», emblématique de la notion de brique de langage. Quelles sont les grandes tâches ou fonctions qu’exige votre projet ?
Jean-Pascal Princiaux. La grande tâche est de trouver des moyens de formaliser le langage naturel dans un champ d’analyse audiovisuel. La question n’est pas celle, fondamentale de la formalisation des langues naturelles telle qu’elle a été initiée dans l’Antiquité et qu’elle commence à aboutir avec notamment la grammaire de Montague ; il s’agit plus spécifiquement de formaliser l’audiovisuel.

Comment cette tâche se subdivise-t-elle en fonctions plus précises?
Jean-Pascal Princiaux. C’est une activité à multiples entrées : elle fait appel à des compétences de spectateur, d’auteur, de réalisateur de film, de programmateur, des compétences en philosophie, en linguistique… Les problèmes sont travaillés de façon relativement informelle jusqu’à un niveau de visibilité qui nous ramène à un partage des tâches fondé sur nos sensibilités et nos compétences de base.
Ainsi, celui dans l’équipe à pratiquer des langages de programmation, c’est Pascal Faivre ; je fais des films longs ; ceux qui ont l’acuité audiovisuelle la plus développée seraient Julia Tabakhova et Boris Ramonguilhem, qui ont aussi des compétences dans des formats de films plus courts en tant qu’auteurs et réalisateurs ; je partage avec eux des compétences en termes de manipulation audiovisuelle, c’est-à-dire en termes de capacité à intervenir et à modifier un objet audiovisuel existant.

Où en êtes-vous de ce projet et quelles en sont les étapes?
Jean-Pascal Princiaux. Nous avons une maquette fonctionnelle de notre système qui nous permet d’expliquer la façon dont il marche et de l’observer concrètement, pour tirer des conclusions et nous attaquer à une phase non plus de maquette mais de prototype, avec un niveau de fonctionnalité beaucoup plus important, la maquette ne permettant que l’observation mais pas l’utilisation opérationnelle. Pour réaliser ce prototype, nous avons besoin grosso modo de deux années de travail. Il nous faut de l’argent. Nous sommes en attente des résultats de cette phase de démonstration.

Ces partenaires seraient-ils intéressés par une exploitation commerciale de votre travail ou s’agit-il de mécénat ?
Jean-Pascal Princiaux. Pour l’heure, c’est principalement un financement dans le domaine de la recherche, mais nous avons quelques contacts industriels, encore embryonnaires. À ce titre, les objets que nous développons – les méthodes, les interfaces, les stratégies de programmation, les situations de travail résultantes – intéressent potentiellement beaucoup de monde.
Il se trouve que l’état actuel des stocks concernant l’audiovisuel produit est considérable, et pose des problèmes de gestion importants. De sorte qu’une passerelle sémantique entre le langage naturel et l’image en mouvement, une capacité à circuler dans un univers audiovisuel de façon intuitive, naturelle et directe, est un enjeu non seulement en termes de recherche ou dans le champ artistique, mais même en premier lieu, si l’on envisage la question sous l’angle de la valorisation de stocks, un enjeu pour l’industrie culturelle, à commencer par les diffuseurs.

Quel est le lien entre ce projet et vos autres activités – je pense notamment à vos activités d’auteur, par exemple pour le livre Étrangement seuls, et d’enseignant ?
Jean-Pascal Princiaux. Mon intervention à l’École d’art de Rueil-Malmaison est partie intégrante de mon activité d’auteur. Il n’y a pas de rupture entre ce que je pratique à l’intérieur l’École et en dehors, sans pour autant déplacer en totalité mes projets dans l’École. Il est évident que les objets sur lesquels je travaille sont en arrière-plan, pour placer au premier plan ceux des étudiants… Le niveau de synergie entre les étudiants et moi se trouve, dans certains cas, suffisamment important pour aboutir à des situations de collaboration. Une partie des objets que je réalise sont à distance du projet «Shakespeare Machine», certains ne lui sont pas connectés directement pour des raisons tactiques, car c’est un projet envahissant…. Plus précisément, en ce qui concerne Étrangement seuls, il n’y a pas de séparation. C’est l’un des objets qui a permis d’élaborer le projet «Shakespeare Machine» : considérer les œuvres produites comme un matériau susceptible de produire à nouveau d’autres objets. Il s’agit d’évaluer la possibilité de mixage entre des sources différentes, sur un terrain aride, celui du texte.
C’est un assemblage de fragments provenant de trois sources différentes : des romans de SF de l’aventure Star Trek, un roman pornographique, et des fragments de textes de Jean Baudrillard. Puiser dans ce stock de départ très hétérogène pour aboutir à cet objet était, par rapport au projet «Shakespeare Machine», une situation d’évaluation de la marge de manœuvre et de l’intérêt potentiel du résultat. Les images fixes de ce livre sont traitées sur le même mode. C’est la partie texte qui porte l’enjeu.

Les images sont certes fixes mais elles sont brouillées ou floues, et semblent correspondre au sentiment de flou qu’on a à la lecture. Ce flou ne tient pas à une imprécision mais à la difficulté de se situer dans votre texte : on change constamment de registre, de niveau, on ne sait jamais où l’on en est, et toute trame qu’on tente de reconstruire est déstabilisée par la phrase suivante. Et quand on essaye de se raccrocher aux images pour trouver un appui, soit on projette à toute force une correspondance qui tient à des détails, soit on est perdu. Tel semble être l’enjeu : se situer dans un contexte et forger des hypothèses pour trouver des liens. Le livre apparaît comme une matrice à produire des liens et des trames, dont la pertinence n’est valable que jusqu’à ce que la phrase suivante la renverse. C’est à la fois très stimulant et très frustrant : pas de fin de mot de l’histoire, on se retrouve en effet «étrangement seuls», en raison de cette profusion d’intrigues possibles, par rapport à une narration plus classique.
Jean-Pascal Princiaux. C’est en effet ce type de situation qui est recherché : non pas la vision limpide et directrice d’un auteur, mais un territoire ouvert à l’exploration du destinataire de cette œuvre, qui glisse, seul, dans l’univers proposé, ça propose du vide, pas du plein.

Il n’est donc plus seulement lecteur, mais doit se faire auteur aussi pour trouver une trame, car on ne peut pas se laisser porter par l’histoire?
Jean-Pascal Princiaux. Oui, mais ce n’est pas une spécificité : plutôt une accentuation considérable de cette dimension. Car la profusion des pistes est une tactique standard, comme dans les affaires criminelles par exemple. Il y a deux méthodes pour laisser l’enquêteur seul face à la situation : soit effacer toutes les traces – ce qui semble être la méthode la plus efficace mais concrètement la plus difficile car il reste toujours des indices – soit on fournit de fausses pistes, et c’est cette méthode-ci qui est employée le plus fréquemment dans les situations dans lesquelles nous tentons d’introduire les lecteurs ou les spectateurs. Pour proposer du vide, pas du plein.

Quels sont les enjeux artistiques du projet «Shakespeare Machine» ?
Jean-Pascal Princiaux. Introduire un troisième larron, l’Autre, radicalement, pour échapper à une situation devenue trop simple, trop unanime pour être opérante : un auteur propriétaire de son lopin conceptuel, dont les contours et la filiation sont parfaitement identifiés par une gamme d’objets signalétiques. Intervenir sur un des fondamentaux de notre rapport au monde : la causalité.
L’élimination d’une part essentielle de la traçabilité «auteur-œuvre-spectateur» (qui a pris le pas sur la notion de recherche dans les pratiques actuelles) permet une confrontation directe. Ne sachant ni d’où cela vient, ni à quoi cela rime, on est bien obligé de se coltiner l’Objet, dans son étrangeté, en lieu et place d’une profondeur psychologique ou d’une dimension critique qui tourne vite au chantage. Nous, on est les gentils, on invite !

Quel est votre sentiment concernant la scène artistique contemporaine, notamment sur son rapport au réel ?
Jean-Pascal Princiaux. Une vague convoitise lubrique, comme parfois pour certaines femmes qui portent des lunettes !

Deuxième volet 30 juin 2007

En quoi cette collaboration entre images et texte à l’œuvre dans votre travail littéraire et dans «Shakespeare Machine» vous permet-elle de cerner le réel ?
Jean-Pascal Princiaux. Le roman illustré Etrangement seuls est un petit théâtre de modèles, le sexe ou le pouvoir y interviennent non pas comme discours sur le sexe ou le pouvoir mais comme discours de sexe ou de pouvoir. Le rapport texte-image s’y joue bien plus entre le texte et l’image que l’on a du texte, qu’entre le texte et les images d’illustration. L’idée de réel, qui convoque globalement une objectivité, une universalité, est loin de notre projet.
Nous sommes dans un système de modèles qui, lui, est relatif, générateur de pertinence, non de vérité. La notion de langage naturel implique celle d’intercommunication, une compréhension effective mais locale, non universelle, entre «Shakespeare Machine» et l’auteur. Nous sommes dans un rapport au monde plutôt qu’au réel, un monde qui s’est soustrait, échappé du réel, ou si vous préférez, un monde sur lequel le réel n’opère que marginalement.

Ces flux d’images en mouvement qui nous envahissent sont le plus souvent soutenus par un discours. L’image est toujours traversée par le langage. Le flux d’images seul pourrait-il avoir une pertinence dans un silence total ? Les images ne doivent-elles pas toujours être considérées en parallèle avec le discours qui les analyse pour avoir leur pertinence, quelle qu’en soit la nature ou le degré, car l’image est toujours soutenue par un discours ?
Jean-Pascal Princiaux. Particulièrement aujourd’hui, où l’on est passé de l’évocation à la convocation de l’image, on pourrait dire l’inverse: sans image, on ne parle pas des choses. Ce sont les images qui permettent de soutenir le discours, elles sont le vecteur d’un discours qui n’est pas possible sans images. Quoiqu’il en soit, ce qui est manipulé avec «Shakespeare Machine» ne rentre pas dans ce type de découpage. Ce n’est pas un discours qui est appliqué à des «mages». C’est un énoncé, de l’ordre de l’analyse structuraliste «toutes racines dehors», un énoncé descriptif, non spéculatif, à plat, et qui, fusionné à un objet audiovisuel, un plan par exemple, produit une brique de langage.

On pourrait penser à une interpénétration des deux modes d’expression, chacun structurant l’autre : l’image est structurée comme un langage, et à l’inverse, le langage est aussi une manière de faire image.
Jean-Pascal Princiaux. Le terme grec idea désigne à la fois un concept et une forme visible…Partant du constat d’un audiovisuel qui aurait avalé le langage en général, qui l’aurait absorbé – ce qui ne veut pas dire anéantir — il s’agit donc de pratiquer ce langage de façon naturelle au sens où il y aurait une fluidité dans sa pratique qui permette la manifestation de formes, pensées, discours… directement par la manipulation audiovisuelle.
C’est là qu’est la rupture avec la plus grande part de la pratique audiovisuelle actuelle. Jusqu’à présent, les efforts produits dans la mise en place des situations et la définition des outils se situaient dans l’ordre d’une mise en image d’un discours ou d’une pensée. C’est-à-dire que pour des raisons essentiellement techniques, l’objet audiovisuel était essentiellement pensé et écrit avant d’être produit. Or on arrive actuellement à un stade où cette question technique est devenue anachronique. N’importe quel individu est en mesure, très rapidement, en sortant son appareil téléphonique de sa poche, de produire des images, des images animées et de les manipuler.
Donc la disponibilité d’éléments visuels qui s’établissent dans la durée a rendu possible le développement de ce que Pierre Lévy qualifie de nouvelle idéographie dynamique, qui met en évidence le caractère paradoxalement très contraignant de l’écriture audiovisuelle actuelle. Apparemment, elle semble très accessible : il suffit d’un ordinateur pour mettre en forme ce qu’on aura capté avec son téléphone ou sa caméra, mais les situations d’écriture proprement dites correspondent à une technologie, à une pratique de ce langage complètement anachronique, qui consiste à écrire d’abord pour le traduire ensuite en audiovisuel.

Le gain de «Shakespeare Machine», est-ce seulement du temps, de la simultanéité ?
Jean-Pascal Princiaux. Elle écrit directement le film. Le texte ou l’énoncé se fait dans le même espace de travail que l’apparition de sa version audiovisuelle et de façon simultanée. Cela fait disparaître l’espace entre l’écriture avec les mots, et un film. Ce n’est donc pas seulement un gain de temps, problème industriel et technocratique, mais une question de masse critique en termes de moyens d’écriture, masse qui, une fois atteinte, permet un déplacement radical du langage naturel vers le centre de gravité du langage dominant. Dans une logique de gain, c’est qualitatif, mais le phénomène prépondérant est un déplacement car il n’opère pas uniquement dans le champ de la production, mais aussi dans celui de la politique.

En quoi peut-on parler d’un langage audiovisuel naturel ?
Jean-Pascal Princiaux. On en revient aux Grecs : l’absence des outils de production d’images en tant que tels n’a pas gêné les auteurs de siècles passés pour en produire : les métaphores… Aujourd’hui nous savons lire sur un téléviseur avant de savoir lire notre propre nom. Par contre nous écrivons dans le cadre technique d’un métalangage conventionnel et technocratique. Nous y voilà : établir une continuité entre la matière et la pensée. Continuité à l’ère industrielle, continuité industrielle : le langage dominant, établi non plus sur un principe de vérité, mais sur la prolifération de modèles.
Nous cherchons une continuité rajoutée à celle de l’institution, par dessus. Une continuité individuelle, singularisante, qui la supplante. Et cela permet littéralement, dans la structure même de notre programme informatique qui fonctionne sur le concept de modèle, de produire ses propres modèles pour circuler dans un monde de modèles, et pour y circuler naturellement.

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