Jean-Michel Pradel-Fraysse se sert de la sculpture comme prétexte. En effet, son travail qui pourrait être comparé à une méditation ironique, compte des œuvres qui en soulignant l’absence de l’être humain posent des questions sur son rôle au sein du monde qu’il s’est créé. La série des chiens de bronze en sont l’exemple le plus brillant. Un doberman, un teckel ou un bull-terrier sont tenus en laisse par l’homme invisible: le lien entre l’animal et le maître se dresse en l’air avec personne au bout. Ce thème du meilleur ami de l’homme rappelle immanquablement le chien-jouet de Jeff Koons.
Mais si le roi du kitsch se contente de représenter l’objet pour l’objet, Pradel-Fraysse cherche à susciter un malaise, une incompréhension. Il reprend une scène banale de la vie quotidienne (ici, le maître qui promène son chien) et en supprime un élément. Elle acquiert alors le pouvoir de surprendre et de déstabiliser, tout en laissant le soin d’imaginer la personne qui serait à l’autre bout de la laisse suivant le principe bien connu selon lequel les chiens ressembleraient à leur maître et vice et versa.
De même que les chiens, les masques en tant que tels ne présentent qu’un intérêt mineur: une fois de plus, c’est le lien entre l’objet et l’humain qui a de l’importance. Par le biais de Autoportrait (trompe) et Autoportraits n°1 et n°2, l’artiste se représente lui-même avec une trompe d’éléphant ou un museau de chien greffés à son visage grâce à un système de lanières, de courroies et de boucles sculptées avec le plus grand soin. Il en est de même de Adolescence (girafe), un buste d’adolescent sur lequel a été fixé le cou et la tête d’une girafe.
Il y a là de l’humour, de la bouffonnerie, mais également de l’angoisse car les raisons, volontaires ou non, pour lesquelles le sujet s’est retrouvé affublé de tels masques, emprisonné par les harnais, restent mystérieuses. Le rôle social est ici abordé et l’influence de l’environnement sur l’humain devient évidente, la facticité des apparences est mise en lumière. Est-ce pour se protéger d’un entourage hostile que l’artiste s’est greffé ce museau de chien méchant qui, certes, fait illusion mais qui ne correspond pas à la véritable nature de l’homme?
Ici, on touche une dimension moins humoristique, car si, au premier abord, on a tendance à sourire, les questions que suggèrent les œuvres sont beaucoup moins drôles. Ainsi, on est amusé par des armes à feu en bois qui émeuvent par leur maladresse ou un bulldozer auquel il a poussé une pince de crabe à la place de la pelle.
Voilà qui rappelle des contes de fées où les flèches se changent en fleurs. On ne peut s’empêcher de rire en imaginant des situations cocasses où de telles métamorphoses s’opéreraient par surprise. Imaginez un peu: en plein échange de tirs entre groupes armés, les kalachnikovs et les fusils se changent en jouets en bois. Les soldats se regardent abasourdis, haussent les épaules et rentrent chacun de leur côté avec l’air boudeur d’enfants contrariés. Et qu’en serait-il des ouvriers quittant le chantier après que leurs bulldozers se soient parés de pinces de crabe?
La série des cœurs-trophées est la plus marquante par son pouvoir de suggestion. Tout d’abord, l’idée d’un cœur accroché au mur fait penser à un films mi-gores, mi-comiques. Où les protagonistes font fi des métaphores et prennent des déclarations du type «donner son cœur» au pied de la lettre.
Mais plus sérieusement, ces cœurs-trophées, ces cœurs-têtes-d’élan-empaillées, sont d’une tristesse inouïe et braquent les projecteurs sur le choix que l’on est de plus en plus souvent poussé à faire: chasser ou être chassé, dominer ou être dominé. Le triomphe de la consommation passe aussi par la consommation de cœurs, de corps, de sexes sans égard aucun pour autrui. Il faut en accumuler, en essayer de nouveaux, choisir et finalement jeter. L’autre est aliéné de sa qualité d’humain et devient le gibier de la vanité, de la gourmandise et de la cupidité. Alors pourquoi ne pas lui arracher le cœur et le suspendre au-dessus de la cheminée?
Jean-Michel Pradel-Fraysse parvient à la même conclusion que Hobbes: l’homme est un loup pour l’homme. Habilement, l’artiste parvient à mettre cette sauvagerie en évidence grâce à l’humour et des sculptures qui ne s’y réfèrent pas directement. On a beau se croire civilisé, il faut chasser et tuer pour survivre.
Jean-Michel Pradel-Fraysse :
— Trompe, 2006. Bronze. 130 x 40 x 30 cm.
— Matin de Naples, 2006. Bronze peint. 155 x 105 x 70 cm.
— Char, 2006. Bronze. 50 x 30 x 35 cm.
— Rhinocéros, 1999 -2004. Bronze et paraffine. 100 x 140 x 70 cm.
— Coeur –Trophée, 2006. Technique mixte. 65 x 40 x 30 cm.
— Doberman, 2003. Bronze nickelé. 105 x 90 x 38 cm.