ART

Jean-Luc Bichaud

Jardin de propreté consigne les préoccupations de Jean-Luc Bichaud : disparition, usure, détournement, parasitage, décalage. L’artiste plein d’humour propose une déambulation aux passants de la Cité universitaire de Paris, sur une paillasse géante aux allures classiques de jardin à la française.

Jean-Luc Bichaud est un artiste du passage, ses travaux sont toujours en devenir. Il greffe des crayons de couleurs sur des rosiers. Il fabrique ses sculptures avec une main sûre mais toujours verte. Il bouture, il jardine, il propose un art végétal, un art en transformation qui prend son temps. Cet art du temps redécouvre les cycles de la nature ainsi que le rythme des saisons.

Le passage de la sculpture vers le vivant est une chose, mais les passerelles sont nombreuses qui conduisent vers le langage. Les rosiers sont choisis en fonction de leur nom. En 1996, ils s’appellent Paul Gauguin et Paul Cézanne. Les noms retenus sont liés à la peinture, à son histoire ou à ses outils.

Le passage, c’est aussi celui qui se fait entre l’extérieur et l’intérieur. Cette fois-ci le règne végétal laisse la place au monde animal, au monde du silence. Les aquariums tubulaires permettent aux poissons de se balader malgré les cloisons d’une maison. Cet imbroglio, qu’il soit présenté en galerie ou en extérieur, fonctionne en circuit fermé, en vase clos.

Les passages, les greffes, les circulations aboutissent à un constat d’échec — les crayons tombent, la circulation est impossible, le tout finit en cul de sac —, et renvoie à notre précarité, à notre passage de vie à trépas sur la Terre, comme ces fleurs qui se colorent grâce à une encre empoisonneuse.

La commande de la Cité universitaire de Paris, Jardin de propreté, résume et poursuit les travaux précédents. L’œuvre est un immense paillasson construit sur le modèle des motifs du jardin à la française, elle encercle une broderie en buis, labyrinthe encerclant un motif végétal.
Mars 2003

Pierre-Évariste Douaire. Votre Jardin de propreté poursuit vos créations précédentes, j’aimerais que vous nous parliez du choix de votre pelouse synthétique : un paillasson. C’est la marque du seuil entre l’intérieur et l’extérieur d’une maison, c’est la marque qui sépare le public de l’intime, et vous, justement, vous le placez dehors.
Jean-Luc Bichaud. Le décalage est double. D’une part, le motif est décalé de la zone dans laquelle il est normalement: il est placé sur une zone de passage. D’autre part, le paillasson, en tant que matériau, est lui aussi décalé, il est placé à l’extérieur effectivement.

C’est donc le motif, par son décalage, qui est à la base de votre démarche ?
Oui, je voulais que le motif envahisse une zone dans lequel il n’était pas attendu.

Le paillasson est un objet qui sert à marquer le seuil; il sépare, mais pas seulement. C’est aussi un objet lié à l’arrêt; et pourtant, là encore, il est placé autour d’une rosace végétale qui est aussi un point giratoire. Alors, arrêt ou circulation ? Peut-on voir une contradiction ?
Là, effectivement, il appelle plus la circulation car il trace une sorte de labyrinthe au sol. Il peut susciter le geste usuel de s’essuyer les pieds, ça c’est le matériau qui invite à le faire. Comme il est découpé en bandes, on peut, très vite, être amené à le suivre. Il peut générer un parcours. Et si l’on suit le motif à travers les segments et les droites, on peut circuler autour de ce point giratoire, sans être amené à emprunter une seule courbe. Cela peut fonctionner comme un jeu de piste. Cela génère de toute façon des approches différentes, des réactions.

Cette pièce me fait penser à vos pièces précédentes comme les aquariums. Ce sont des couloirs de verre, des déambulatoires qui ne vont nulle part. Le rond-point de l’entrée de la Cité universitaire fonctionne de la même façon non ? On tourne en rond ?
Il peut y avoir des similitudes avec les aquariums, les poissons naviguent, font des aller retour incessants dans les tubes. Ici on peut tourner sans fin, il n’y a ni entrée ni sortie, le motif est clos sur lui-même. Comme les chenilles processionnaires, on peut tourner sans fin… On peut aussi penser au sketch de Raymond Devos…

Ou à Tati, ou plutôt à Bruce Nauman et à Corner Piece. Chez lui la déambulation est synonyme de malaise, d’échec. Faites-vous le même constat ?
C’est présent, mais pas intentionnel dans mon travail. À part dans la série des aquariums où j’avais délibérément remplacé la forme carrée par un tube afin de permettre aux poissons de se balader. En modifiant ces aquariums j’avais pris soin de leur ménager des parcours. Ils pouvaient circuler grâce à des petits plots que j’avais installés. C’était un jeu sur les variations d’une déambulation.

Donc Jardin de propreté est construit sur le même principe, la circulation n’est pas une impasse, c’est au contraire un possible ?
Oui, tout à fait.

Il y a un autre lien avec vos travaux précédents. Il s’agit de lien, ou plus exactement de greffe. Vous pratiquer des greffes entre des rosiers (qui répondent à des noms de peintres) et des crayons de couleur. Dans Jardin de propreté le motif ne prend plus racine dans le sol, le paillasson est simplement assemblé et posé à même le sol, mais il jouxte la rosace, il la prolonge, il lui fait écho autant dans sa forme géométrique que dans sa composition axiale. Quels sont les points communs et les différences avec vos greffes végétales ?
Il y a des correspondances évidentes, comme vous l’avez soulevé, entre la broderie de buis centrale, construite en arabesques et en courbes, et le motif en paillasson. Les deux sont des végétaux, le paillasson est constitué de fibre de coco. Le motif au sol s’oppose par un jeu de segments de droites aux arabesques du buis. Il y a une opposition vivant-mort et courbe-droite, mais on reste dans le même registre, celui de la vanité.
Si greffe il y a, elle est de plus en plus métaphorique. Avant elle était réelle et botanique. Je greffais réellement, même si, n’étant pas jardinier, la greffe ne prendrait pas. L’important était de parasiter, et finalement de fabriquer quelque chose de l’ordre du monstrueux. Cela se retrouve dans le motif du Jardin de propreté : là aussi je colonise une zone de circulation. Habituellement réservée aux piétons, aux voitures, aux rollers, le motif vient la parasiter.

Y-a-t-il dans votre travail une volonté de contaminer l’espace ? Je pense à votre travail présenté dernièrement dans un hôtel à Chambre double : une extension végétale de chlorophytums qui part de la salle de bain pour envahir la chambre. Jardin de propreté obéit-il à la même démarche ?
Le chlorophytum est une plante très expansive, qui produit de nombreux petits génétiquement identiques au pied-mère. Le travail consistait à les connecter les uns aux autres à l’aide d’une tubulure en plastique, et à les nourrir artificiellement en eau et en engrais pour qu’ils s’enracinent dans cette structure et se propagent. Le but étant de coloniser le reste de l’espace.

Retrouve-t-on cette idée d’expansion, de contamination de l’espace dans Jardin de propreté ?
Non. Car ici la forme est close, et ne va donc pas évoluer. Aors que le chlorophytum pouvait, en ajoutant des tubulures, contaminer l’espace, le bloquer, au moins potentiellement. Ici, s’il y a contamination, c’est seulement par déplacement : c’est le motif qui se double et qui s’écarte.

Que vos greffes prennent ou pas, la plante grandit, poursuit son chemin. Dans Jardin de propreté y-a-t-il une volonté d’user le support? Comment intervient le temps dans cette œuvre?
Le paillasson va être assez abîmé, au moins maculé. Déjà après une semaine beaucoup de poils sont partis. Des voitures qui passent dessus, il y a énormément de passage. L’usure du matériau est un aspect récurrent de mon travail, il faut qu’elle se voie, qu’elle fasse partie du travail.

Elle est donc intégrée dès le départ ?
Elle est inévitable de toute façon, le motif va obligatoirement s’user puisqu’il est foulé au lieu d’être contemplé. Il y a quelque chose de paradoxal et de particulièrement irrévérencieux en regard d’un motif classique de broderie à la française.

Cité culture tente chaque année de faire dialoguer à la Cité universitaire architecture et arts plastiques. Vous avez choisi de faire une installation tout en douceur, mais néanmoins monumentale. Comment intégrer cette contradiction ?
Monumentale, oui. Dans ce lieu il fallait quelque chose de grand. Mais elle est discrète, neutre. Cela vient du matériau, de sa couleur, du tissu qui se fond dans le paysage. Mais la pièce n’est pas intentionnellement anti-monumantale. Il est vrai que j’apprécie les œuvres qui, sans chercher à s’intégrer ou se fondre, restent assez discrètes, tout en étant efficaces.

Pouvez-vous nous parler de cette rosace en paillasson, de sa forme, de son histoire, de son lien avec l’histoire des jardins, de sa particularité « à la française ».
J’ai redessiné un motif tiré directement d’une série de dessins de Jacques Androuet du Cerceau, qui a gravé deux volumes des plus beaux jardins et château français du XVIIe siècle. J’ai choisi des motifs très géométriques et bizarrement très universels. Cela peut faire penser aux arts celte, arabo-andalou et asiatique. J’ai épuré l’ensemble pour arriver à une simple ligne. Le bâtiment en face est néo Louis XIII, la rosace a été construite dans les années vingt, à une époque où l’on ne faisait déjà plus du tout cela. Donc, forcément, on a envie d’en rajouter.

Le côté très français que vous évoquez dans le jardin à la française me semble encore plus convainquant, quand on regarde les titres, les jeux de mots que vous inventez, c’est un aspect très français, très duchampien. Jardin de propreté joue sur ce registre, c’est une proposition amusante, participative, mais qui débute d’abord par son titre.
Les titres sont très importants pour moi. Le titre peut être le début du travail, mais il émerge le plus souvent en cours de travail, ou à la fin. J’ai vraiment l’impression que le travail est achevé quand le titre convient bien. Je ne rejette pas les jeux de mots, qui sont une tradition très française. C’est vrai que Duchamp est à cet égard exemplaire. Le titre Jardin de propreté vient directement des ouvrages de Jacques Androuet du Cerceau. Les motifs sont répertoriés « Broderie à la française pour jardin de propreté ».

Entretien réalisé en mars 2003 par Pierre-Évariste Douaire pour paris-art.com.

Lien
Lire l’article sur l’installation de l’artiste à la Cité international universitaire de Paris

 

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