INTERVIEWS

Jean Faucheur

Fidèle à ses premiers amours, Jean Faucheur reste les pieds dans le macadam et le regard pendu aux panneaux publicitaires. Depuis 1983 il colle des peintures dans la rue. Après l’avoir fait pour lui, il s’est mis au service des autres. Les jeunes artistes venant du graffiti, sont, pour lui, les Huyghe et les Closky de demain. Jusque là tout va bien !, aux éditions Critères, retrace cette histoire qui nous plonge dans le New York de Keith Haring et dans le Paris post-graffiti des années 2000.

paris-art.com ouvre ses colonnes à une longue série d’interviews consacrées aux artistes urbains. La succession des portraits permet de découvrir les visages et les pratiques de ces artistes qui transforment la ville en galerie à ciel ouvert.

Jean Faucheur commence à exposer ses peintures dans la rue en 1983. A la suite de ses investigations urbaines, des jeunes artistes montent autour de lui le groupe des Frères Ripoulin. La bande est composée de huit membres. Pour l’anecdote Pierre Huyghe et Claude Closky font partie de l’aventure. A cette époque Jean Faucheur se rend à New York avec Di Rosa et rencontre toute la scène artistique new yorkaise, de Futura 2000 à Keith Haring en passant par Warhol et Schnabel. Vingt ans plus tard, sa route croise le chemin de jeunes artistes ayant gardé l’esprit du graffiti. Cette énergie, il l’avait découverte à Manhattan au début des années 1980. Il endosse une nouvelle fois le rôle de “passeur” et donne à cette nouvelle génération les techniques qui leur permettent de coller des peintures à l’échelle de la ville. Jusque-là tout va bien ! est un livre en forme de dialogue écrit par ceux qui arpentent la ville.

Pierre-Évariste Douaire. Comment les éditions Critères t’ont contacté ?
Jean Faucheur. J’ai rencontré Daniel Cresson vers 2001-2002, au squat de Vincennes. Lui s’intéressait à la peinture des années 1980. Un an plus tard il a quitté son boulot et s’est consacré à l’art à temps plein. Il avait un ami qui avait une maison d’édition et ils ont décidé de monter une collection ensemble. Le principe de départ était d’éditer des livres, d’accès facile, autour des artistes qui avaient fait des choses dans la rue dans les années 1980. Il y a eu Jérôme Mesnager, les VLP (Vive La Peinture), Speedy Graphito et moi. Ils vont monter une autre collection qui va se tourner vers des artistes plus contemporains, plus jeunes, mais dont le point central est d’être intervenu dans la rue.

Sur la couverture l’œil d’une affiche lance un rayon laser, sur la première page du livre il y a un œil en acrylique, c’est un symbole pour toi, un logo ?
Il faut avant de répondre que je fasse un peu d’histoire. J’ai arrêté de faire de la peinture en 1992. A l’époque, je me suis mis à la sculpture. Quand, en 2001, j’ai commencé à rencontrer des graffeurs, à organiser des expos, je ne faisais pas du tout intervenir mon travail. J’ai commencé à me mettre en avant, uniquement quand j’ai collé des peintures que j’avais faites en 1991 avec Tom Tom. J’ai collé mes dernières peintures des années 1990 avec lui. Pour le projet Implosion/Explosion, qui consistait à coller des affiches dans la rue, il restait un morceau d’affiche non peinte. C’était bête de laisser cet espace sans peinture, et sous la pression des gens j’ai commencé à peindre un œil. Je ne sais pas pourquoi je me suis mis à peindre un œil. C’était peut-être une forme neutre, qui agissait comme un logo, qui ne demandait pas d’agir d’une manière particulière… en tout cas c’était pas de la peinture, c’était plus de l’ordre du logo. Ensuite je l’ai collé trois quatre fois par ici et par là, mais c’était pas du tout dans l’intention de dire quelque chose, c’était vraiment quelque chose de très neutre. Il implique peut-être un va et vient entre la personne qui montre et la personne qui regarde, mais vraiment il ne faut pas voir plus loin que ça.

Je pensais que cela faisait partie d’une thématique. L’œil ouvre le livre et le ferme, il est sur la couverture par exemple.
Pour la couverture il fallait trouver quelque chose, je voulais que ce soit représentatif de mon travail. Je ne voulais pas mettre quelque chose que j’avais fait aujourd’hui, mais quelque chose que j’avais fait dans les années 1980. Cette photo était intéressante car elle combinait plusieurs éléments: l’affiche, donc l’aspect imprimé ; la peinture qui est en train de se dérouler, donc un aspect un peu brut ; la brosse sur le côté ; il y avait tous les éléments qui interviennent quand on colle une affiche. Mettre cette photographie en couverture, c’était la plus évidente.

Le livre se termine par un œil à l’acrylique
J’ai recommencé un travail à l’aérosol que j’avais abandonné en 1991, et j’ai peint des portraits avec cette technique en décembre 2003. Je voulais voir où j’en étais, ce que je pouvais faire. J’en ai fait deux cents. A l’intérieur de ce travail, j’ai fait une série d’yeux, mais juste comme ça, par délassement. C’est vraiment de la peinture pour faire de la peinture. C’est un exercice de style. Faire des portraits c’est autre chose, mais des yeux c’est plus facile, il y a moins de contraintes. Tous les problèmes de composition sont absents, soit c’est raté, soit c’est réussi. On ne dit rien d’autre que ce qui est marqué.

Alors que je pensais découvrir un sens caché dans ton œil. Je le prenais comme le symbole de la publicité qui nous dévore et qui nous regarde.
Non pas du tout, il n’y avait pas du tout l’idée de contestation. Mais si on veut creuser, pourquoi pas? Par rapport au livre, c’était aussi symboliser l’idée d’indiscrétion, comment rentrer dans la vie de quelqu’un, mais en même temps c’est un œil en papier, c’est ce que j’ai bien voulu montrer de moi. Je livre la partie professionnelle de ma vie.

Mais cet œil collé dans la rue, c’est aussi dire : «Regardez autour de vous, regardez votre quotidien».
Quand on le met sur des affiches, il y a aussi le côté intriguant de l’absence de message. Alors que la publicité vend et délivre un message, là pour le coup il n’y en a pas. C’est l’expression la plus élémentaire, je rends aux gens l’oeil qu’ils veulent bien porter sur le mien.

Pourquoi avoir choisi le titre Jusque-là tout va bien ! ?
Un voleur dans une maison vide était un titre que j’aimais bien, mais il était déjà pris par Revel. Cette phrase est une des définitions de l’homme chez les bouddhistes, et je la trouve très belle. Je me suis rappelé la phrase qu’il y avait dans La Haine de Kassovitz. Je trouvais que cette histoire me correspondait bien. J’aimais l’histoire de ce mec qui tombe dans le vide et qui se dit à chaque étage, «jusqu’ici, tout va bien». J’ai remplacé le “ici” par le “là”, je voulais changer la notion de lieu, par celle d’espace et de temps. Je trouvais que c’était un bon résumé de chacun d’entre nous : jusque-là tout va bien, mais c’est peut-être lié à mon optimisme ?

Alors que pour moi c’est une phrase très pessimiste !
Cela joue sur les deux notions. On ne tombe pas forcément, il y a toujours une infinie qui vous sépare de la chute. On n’atteint jamais le trottoir.

Pourquoi avoir privilégié l’angle de l’interview ?
J’ai commencé à écrire mais je n’y arrivais pas. Quand Mesnager parle de lui, il le fait à travers son homme en blanc, quand Speedy parle de sa peinture on voit très bien que c’est lié à lui, il parle aussi à travers un personnage. Moi, à l’inverse, quand je travaille je prends des directions très différentes. Cela aurait été trop long d’écrire, trop fastidieux, en plus je ne me voyais pas écrire ça. Je me suis dit qu’une interview serait plus intéressante pour expliquer mon travail. Je voulais axer le livre sur ma production dans la rue. Tom Tom connaissait bien mon travail, et lui aussi était intéressé par ce travail en extérieur. Cette approche permettait de circonscrire un champ de réflexion, de donner un axe pour l’ouvrage.

Le rôle de Tom Tom était important ? C’était un regard extérieur sur ton travail ?
Cela m’a permis de dire des choses auxquelles je ne pensais pas. Écrire un livre c’est un drôle de voyage intérieur. Lui, il a déjà l’avantage d’avoir une démarche urbaine personnelle, en plus il a un regard un peu extérieur, mais il est aussi journaliste, il note beaucoup de choses, il est très précis dans sa manière de fonctionner. On commençait à bien se connaître et j’étais en confiance. Lui savait où il voulait aller, et moi je n’arrêtais pas de louvoyer pour éviter ses questions. C’est devenu un grand gag entre nous, il me posait une question pour que je réponde à côté et que je réponde à la véritable question qu’il se posait.

Cela t’oblige à faire un travail de mémoire.
J’ai dû faire des recherches pour retrouver des photos d’époque.

Tu as dû te confronter à des disparitions de documents.
Disparition de polaroï;ds, disparition de photos. A l’époque je travaillais avec un photographe, Jean-François Lefebvre, c’est lui l’auteur de la couverture par exemple. On avait fait un deal, lui me photographiait et vendait les photos aux journaux, et moi j’avais une trace de mon travail. Je faisais pas tellement de photographies, ça me faisait chier, et en plus ce que je prenais n’était pas tellement bon. Les Ripoulin ensuite ont fait la même chose. Mais à la suite d’une soirée, tous les documents ont été perdus. C’est Trois Carrés, membre des Ripoulin, qui a tout perdu dans cette soirée. C’était une drôle d’histoire, car tout ce qu’on a fait dans la rue a disparu, et les photos ont également disparu. Quand j’ai appris ça, j’ai trouvé ça extraordinaire, c’était la boucle qui se boucle. Après cette aventure c’était difficile de retrouver des documents. C’était un gros travail de recherche, de retour en arrière, mais moi je ne regarde pas le passé, mais là j’ai dû me retourner. C’était drôle et étrange à faire. J’ai dû reprendre des contacts.

Tu te retrouves dans cette génération qui a été sevrée par le graffiti ?
J’y suis allé sur la pointe des pieds au début. C’est d’abord une rencontre avec Tom Tom. J’ai été très intéressé par son travail sur les panneaux publicitaires d’Oberkampf. Je le voyais passer des heures à faire ses trucs sur les panneaux, c’était très minutieux, très impressionnant. Il découpait, il collait, c’était très intéressant. Lui était unique, sa manière d’intervenir aussi. Je n’avais jamais vu ça ailleurs. Le contact s’est fait tout doucement. J’étais surpris qu’il connaisse mon travail. Je pensais que ce que j’avais fait avait été enterré. Je me suis aperçu qu’il était très au fait de ce qui avait été fait dans les années 1980. Visiblement il avait vu ce que j’avais fait, je ne sais pas si cela l’avait marqué, mais à travers le livre de Denys Riout, il connaissait les Ripoulin et mon travail. Tout s’est fait à travers lui, il m’a fait rencontrer toute cette génération d’artistes graffitis, d’artistes urbains. Ensuite ça a été comme un engrenage, je ne voyais plus l’intérêt de retourner dans la rue, je ne voyais plus ce que j’avais à y faire, une page avait été tournée comme je te disais, les yeux collés dans la rue, c’était vraiment pour faire plaisir aux autres. Par contre voir ce que les autres faisaient, découvrir un peu toute cette génération, ça me plaisait. Il y avait beaucoup de gens de qualité. Cela me rappelait les années 1980 et les Ripoulin. Sur les huit membres du groupe, il y avait des gens de qualité. Aujourd’hui on parle de Pierre Huyghe et de Closky, mais les autres étaient bons aussi. Huyghe est désormais au pinacle de l’art contemporain, mais à l’époque le monde de l’art nous crachait dessus.

Oui mais leur travail a complètement évolué !
Oui, mais pour moi, la rue c’est les nouveaux Beaux-Arts. C’est l’idée que je défends, et c’est ce que je dis aux institutions et aux galeries. Si tu ne sors pas des écoles d’art c’est difficile de devenir artiste. Ce que je veux dire, c’est que la rue est pour moi un vivier. Il y a des jeunes artistes de vingt-trois ans, je ne sais pas s’ils vont continuer, mais par contre, parmi eux il y a les Pierre Huyghe, les Closky, les Veilhan qu’on aura dans quinze ans.

Moi j’en suis pas sûr.
Et bien moi j’en suis sûr. Quand tu es dans la rue, cela veut dire que tu as dit non aux institutions et aux écoles. Tu ne viens pas forcément d’un milieu favorisé ou protégé. J’ai découvert que beaucoup ne se prétendent pas artistes, et je trouve ça très respectable, car tout d’un coup ils sont libres, avec leurs limites aussi, mais cela en fait des gens assez libres. Certains ont envie de faire de l’art et là cela se complique. C’est pour ça qu’ils vont dans la rue pour se faire connaître, pour avoir des retombées avec la presse, c’est très calculé.

Un peu comme vous dans les années 1980 où vous laissiez vos numéros de téléphone sur les affiches, maintenant ils laissent leur adresse internet sur leurs stickers.
Exactement. Ils tentent de s’ouvrir à l’extérieur, ils n’ont pas les réseaux, ni les codes, donc ils tentent de trouver des solutions : la médiatisation est une de ces solutions. Certains artistes ont une politique par rapport à cela. Un artiste comme L’Atlas à une vision très claire là-dessus, même s’il ne cherche pas la médiatisation à tout crin. Pour eux c’est important d’être reconnus et vus, déjà par leurs pairs, et ensuite par le public.

Donc pour toi la rue est formatrice ?
La rue c’est une étape, il ne faut pas forcément y rester. C’est un peu comme l’adolescence, c’est un peu comme un cri. Pour moi, par exemple, toute ma démarche urbaine s’est construite en un an seulement, mais cela te nourrit énormément et te permet d’évoluer.

Tu es pour eux un père spirituel, un modèle, une référence ? Tu donnes l’image d’une intégrité artistique et sociale.
Je suis plus passeur que père spirituel. Je suis plus vieux qu’eux, j’ai vingt-cinq ans de plus. Je ne savais pas que j’avais abandonné la rue. Je ne peux pas me mettre à leur place. Ils sont assez pudiques quand on parle ensemble, alors je ne sais pas. Je sais qu’ils m’aiment bien, mais parce que nous n’avons pas une relation de prof à élève. Je leur ai donné un processus qu’ils pouvaient expérimenter. Quand ils m’ont vu coller mes trois mètres sur sept, ils ont dit «mais c’est pas possible, les images sont tellement énormes», et puis il y avait cette facilité d’accrochage. Quand j’ai initié la série Implosion/Explosion, ils se sont lâchés, ils ont osé se risquer à quelque chose qu’ils ne connaissaient pas, et ils ont super bien réussi. Je leur donnais une ouverture supplémentaire, je ne voulais pas être le prof des Beaux-Arts.

Un initiateur?
Un passeur. J’éprouve une grande jouissance à voir de la peinture dans la rue. J’adore depuis vingt ans les voir. Ça fonctionne aussi parce que je respecte un certain nombre de leurs règles. Je respecte leur travail.

Ce rôle de passeur, tu l’as déjà endossé une fois, en inspirant la création du groupe des Frères Ripoulin.
Oui, c’est probablement un trait de mon caractère. J’ai toujours pensé que le faire c’était important, j’ai jamais pensé qu’en fermant les portes on pouvait réussir. Cela fait avancer l’idée que j’ai de l’art.

Peux-tu comparer les deux époques ?
Dans ces années-là, on était plus tourné vers nous, on était plus politique. Maintenant le politique a été mis de côté, on est plus dans la compréhension du monde. Avec cette nouvelle génération, j’ai retrouvé ce que j’avais découvert à New York dans les années 1980, l’aspect graffiti qui n’existait pas en France par exemple. J’avais beaucoup apprécié ça chez eux à l’époque.

C’était quoi l’aspect graffiti à l’époque ?
Par exemple, j’étais avec Pierre Huyghe à New York, et on voulait se faire un grand mur. On avait tout préparé, mais en s’installant, on voit deux artistes qui proposaient un projet pour le mur au propriétaire. On se dit merde, on a tout installé pour rien, et à ce moment, il y a Keith Haring qui arrive en bicyclette, on lui explique que l’on veut faire le mur, et lui, il va voir le proprio et le convainc de nous laisser faire le mur. J’aime bien cet esprit de corporation, comme les compagnons du tour de France, cette idée de confraternité. Beaucoup de portes se sont ouvertes dans cette ville, alors qu’en France les artistes étaient fermés, pas du tout ouverts, cela m’avait frappé. Je retrouve cet état d’esprit aujourd’hui, avec ses limites, je ne rends pas plus angéliques les gens, mais il y a cette générosité.

Pour toi ces jeunes artistes ont le même état d’esprit ?
Cet état d’esprit perdure même si tout a évolué. On m’a ouvert les portes, avec prudence au début, car ils ne font pas toujours des choses légales, ils n’aiment pas voir des étrangers. Mais d’avoir un passé d’artiste urbain m’a sûrement aidé. Je leur ai laissé mon atelier et ça c’était quelque chose d’inhabituel pour eux. Mais moi de mon côté j’ai pompé toute cette énergie.

Comme avec les artistes des années 1980 ?
Je ne m’entends pas très bien avec les gens de ma génération. Dans les années 1980 il manquait quelque chose que je trouve dans cette génération. Internet leur a peut-être donné une vision d’ensemble que nous n’avions pas. Ils sont plus préoccupés par ce que font les autres.

Coller ses peintures dans la rue, c’est un acte très généreux ?
C’est un truc de fou d’afficher une toile dans la rue, et de se la faire recouvrir, trois jours plus tard. Quand tu fais ça, il y a une jouissance à gâcher, à voir détruire son travail. C’est généreux mais aussi extrêmement égoï;ste, c’est les deux à la fois.

Tu es adepte d’un art qui descend dans la rue, d’un art pour tous ?
Non pas pour tous. Les affiches sont dans la rue pour une courte durée, elles ne sont pas là pour tout le monde. J’aime bien l’idée que l’on puisse offrir de la peinture aux gens, et que cela ne soit pas forcément dans un musée. Mais j’aimerais aussi la voir dans un musée parce que ça m’intéresserait de voir des artistes urbains, dans des lieux comme ça. J’aime bien voir la surprise des gens face à une peinture dans la rue. Je pense que ça fait avancer.

Tu guettes la réaction des gens ?
Non je ne suis pas derrière eux, mais avec le projet de mur renouvelable dans la rue Oberkampf, on a monté une association, et les gens du quartier se souvenaient bien de ce qui avait été fait sur les affiches. Ils avaient compris qu’on ne s’était pas foutu d’eux, que ce n’était pas de la provocation. On était pas dans un art de la communication mais dans un art de relation. Les images que l’on posait étaient généreuses, elles touchaient les gens.

Tu es à l’initiative d’Implosion/Explosion.
Le projet consistait à faire des formats de 3 x 8 m que l’on collait à Oberkampf, sur le même spot. Je faisais faire le travail par les artistes. Avant d’aller les coller, on faisait un vernissage dans mon atelier de Vincennes. C’était très muséal, l’accrochage permettait de voir les peintures dans un lieu clos. La suspension de ces travaux en papier était comme des voiles, ils flottaient dans l’atelier. Ensuite, après dix jours, on allait coller les peintures le vendredi soir, et généralement elles étaient recouvertes le mardi, et on recommençait le vendredi d’après.

Sur une semaine le panneau était moitié pub, moitié art.
Exactement. On a fait six expos, c’est-à-dire une par mois, de janvier à juillet 2002. Le choix se faisait très simplement. Au début, il y avait L’Atlas, Nomad et Vast et ensuite je leur ai dit de me présenter des artistes. Je ne connaissais personne, je ne regardais pas les dossiers, je me contentais de préparer les formats et je les laissais peindre.

Ensuite, il y a une montée en puissance avec Une Nuit ? Une centaine d’affiches collées dans le XIe arrondissement.
Au bout d’un moment en voyant toute cette énergie, tout ce petit monde, on a décidé de faire Une nuit 1. On a commencé avec une quarantaine d’artistes, et on a fini avec plus de soixante. Là, le format était de 3 x 4 m. Entre les contacts de L’Atlas, Tom Tom, Miss k., on a fait venir les artistes. On a fait un planning pour éviter les bousculades à l’atelier. Chacun venait faire son format dans la journée, et le jour d’après c’était le tour d’un autre.

C’était quand ?
En mai 2002.

Durant Implosion/Explosion ?
Oui. C’était un bon rythme, parce que pendant deux mois il fallait organiser soixante affiches. Ouf c’était chaud.

Pour les poser vous n’aviez pas d’autorisation ?
Non. Pour poser l’ensemble il y avait cinq équipes de trois personnes. On avait organisé ça de façon très planifiée, très carrée, il ne fallait pas faire n’importe quoi, ce n’est pas évident de coller la peinture des autres. Dans le lot on en a loupé une ou deux, pas plus, mais c’était une grosse angoisse. On en a collé une à l’envers, mais le résultat, au final, était vraiment pas mal, c’était mieux que Baselitz. On a fait quelques erreurs comme ça, mais sinon, tout s’est bien passé. On a tout photographié et tout filmé, l’ensemble a ensuite été montré dans une fête au Nouveau Casino. Pour l’occasion on a édité un petit plan qui indiquait l’emplacement des peintures dans le quartier.

Et Une nuit 2 ?
Cela s’est fait sur le même principe, mais comme je n’avais plus l’atelier de Vincennes et que le nouveau était plus petit, l’idée était que chacun fasse son affiche. Sur internet on avait mis à la disposition de tout le monde des explications techniques pour réaliser les affiches et pour les coller. On a réactivé notre réseau à Toulouse, Bordeaux, Marseille… La Nuit devait avoir lieu dans toute la France. Cela a donné cent cinquante peintures collées en France.

Quelle est ta relation à la publicité ?
Moi je ne suis pas contre la pub, je dis que je suis pour la peinture. Je me fous de la pub, je n’ai pas envie d’être plus malin qu’elle, et de toute façon à la fin, c’est elle qui te récupère. Je ne m’en soucie pas, je n’y fais pas attention. Moi, la pub, je la recouvre, c’est beaucoup plus simple, il n’y a plus de pub, par contre il y a de la peinture à la place. Cela en fait une action aussi violente que les anti-pub, mais cela n’arrache pas, mais n’apporte pas de violence dans l’acte de coller.

Qu’est-ce que tu penses des anti-pub ?
Moi je n’ai jamais participé aux actions des anti-pub, non pas parce que je suis pour la pub, mais parce que la violence de leur action m’a toujours un peu heurté. Je ne suis pas sûr que ce type d’action soit très efficace, pas très rentable entre guillemets. Je ne sais pas, je m’en suis toujours écarté.

C’est plus leurs méthodes que tu condamnes ?
Il faut avoir une manière de pensée qui se rapproche des manuels de guérilla des années 1960. Il faut utiliser les armes des gens que tu veux combattre. Il faut se méfier, parce que le pouvoir a une capacité de récupération très grande. Pour l’été 2004, Viacom a proposé à des artistes comme Closky, Miss Tic, et je sais plus trop qui, une campagne d’affichage dans toute la France. La récupération c’est aussi ça. Moi je préfère voir de la peinture que de la pub, après qu’ils fassent leur com’ la dessus je m’en fous, c’est pas mon problème.

La publicité dans la rue n’est pas très importante pourtant ?
La publicité peut être ressentie comme une agression, parce qu’elle s’adresse à des gens qui ne possèdent pas les codes visuels, que toi et moi pouvons avoir. Moi je ne me fais pas avoir par la pub, j’ai pas la télévision, et je ne cours pas acheter un paquet de biscuits parce que je l’ai vu sur une affiche. La pub est trompeuse et les gens tombent dans le panneau, c’est le cas de le dire, ils tombent littéralement dans le panneau.

Pour toi la publicité est agressive ?
J’ai été en Suisse dernièrement et je me suis reposé visuellement. On ne se rend pas compte comment la pub peut être agressive visuellement, c’est quelque chose de très violent, ça t’excite l’œil. Cette juxtaposition de messages, le fait que ça change toutes les semaines, c’est assez dangereux.

Quel est ton rapport à la photographie ?
Avant, le seul moyen de faire voir ton travail dans la rue, c’était les journaux. La presse relayait les images et les diffusait. Maintenant, avec internet tout circule. Le fait de passer par les médias devient annexe, c’est plus une cerise sur le gâteau. Maintenant les gens archivent énormément leur travail. Ils ont tous des dossiers et des books très impressionnants, mais moi je n’ai pas encore pris ce tic là. Je l’ai fait uniquement pour Implosion/Explosion, mais ce n’était pas mon travail. Je suis toujours aussi mauvais, voilà. Pour moi, l’acte important c’est le faire, archiver c’est bien, mais c’est le truc qu’il faudrait faire si j’étais vraiment professionnel, si j’avais une opinion de mon travail, pour l’instant je suis plus dans le faire.

Pour toi donc, la photographie est promotionnelle et documentaire ?
C’est une archive. La photographie malgré tout c’est le seul objet que l’on a de son travail dans la rue, c’est important de l’avoir. En général j’en fais mais je suis très paresseux, c’est pour cela que j’admire les gens qui enregistrent sur leur ordinateur leurs photos, mais moi…

Peut-être parce que tu es plus peintre ? tu es plus dans le faire ?
Pour eux tout est mélangé, ils font des trucs dans la rue, ils font de l’infographie, tout est mélangé pour eux..

Peux-tu nous parler des photos que tu découpes et tisses.
Depuis les années 1980, j’ai fait régulièrement des photos. On peignait souvent sur les polaraoï;ds, cela se faisait beaucoup, Keith Haring en avait fait beaucoup, enfin tout le monde bidouillait. Ensuite, je me suis mis à les découper, je faisais des petits tressages. Ça s’est fait sur une quinzaine d’années. J’ai commencé les tressages avec les peintures que je loupais. Quand tu passes un temps fou sur un portrait et que tu le rates à la fin, t’as un peu les boules. Je prenais les chutes de ces travaux et je les assemblais. J’ai exporté cette technique sur les photos. Je faisais ça quand j’avais pas vraiment de temps pour faire de la peinture ou de la sculpture. Tu prends des clichés ratés, flous, et ça permet de faire des petites expériences. Comme je ne suis pas photographe, je loupais pas mal de photos, et cela permettait d’avoir un stock d’images. Néanmoins, quand je photographiais, je pensais déjà au résultat tressé que je pouvais obtenir, j’avais quand même une petite idée derrière la tête. C’était comme une forme de relaxation. J’avais devant moi un panel de photos que je pouvais combiner à loisir, c’était comme un exercice de style. Mais par moments cela donnait des choses assez curieuses. Je ne suis pas encore passé au grand format pour des raisons de coût.

Tu pourrais voir ce que cela fait en petit, pour ensuite passer à une échelle plus grande ?
Pas vraiment, parce que la dimension c’est vraiment quelque chose d’important. Parfois les choses en petit ne donnent rien dans un format plus grand. Il faut vraiment expérimenter le format lui-même, c’est quelque chose de bizarre.

Ce travail est cubiste et surréaliste, il est entre le collage et le cadavre exquis.
C’est aussi Man Ray, c’est s’amuser avec l’image. Ce n’est pas un travail qui a une ambition. Ce travail sur la photographie est né d’un travail que j’ai vu d’un artiste belge dont je ne me souviens pas le nom, c’est dommage parce que le cite souvent. Il avait fait un travail intéressant de superposition de négatifs. Il superpose cinquante visages de femmes pour en obtenir un seul. Les portraits de femmes donnaient vraiment l’impression d’être devant les visages classiques du Moyen-Age, avec la Vierge au visage rond. Le résultat pour les hommes était christique, c’était étrange. Il y avait une série avec les visages de tous les dictateurs, cela donnait un portrait type. Je me souviens encore de ce visage, si tu le vois en vrai ce mec, tu changes de trottoir immédiatement. C’est à la fois personne et en même temps c’est une image subliminale de l’être qu’il y a derrière. Ce travail m’avait motivé. Au début je tressais deux visages différents, j’obtenais des visages un peu intermédiaires.

Le résultat est très pictural, je pense en les voyant à Richter et à Chuck Close, une veine hyperréaliste de la peinture.
On est dans l’ordre de la peinture, c’est vrai.

Ta photo Feu me fait penser à Georges Rousse.
Les deux photos étaient comme des évidences. Maintenant que tu me le dis, Rousse, oui pourquoi pas.

Le livre te permet de tirer quel bilan ?
Qu’il me reste encore à achever pas mal de choses, peut-être qu’il faudrait que j’arrive à une œuvre ultime, mais c’est encore loin, c’est seulement quelque chose qui me travaille.

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