A mi-chemin du banal caillou et du mystérieux coquillage, les rivages de la nature offrent en abondance le galet, modeste témoin grisâtre du ressac. Jean Dupuy utilise ce matériau insolite dans des «dessins» sur bois ou sur papier, créant un ensemble de pièces insolites, désarmantes par leur simplicité même. Sur ces formes rondes, il s’arrime à quelques traits blancs esquissant lettres et signes mathématiques, pour former mots et équations.
Jean Dupuy rivalise de simplicité avec les galets : d’une trace crayeuse il fait une lettre, et une forme écrasée suffit à esquisser une planète gravitant sur son orbite. Ces pierres plates polies par les eaux prêtent leurs formes anodines à des compositions sans prétention, où le sens ne fait jamais qu’affleurer.
Une des plus belles pièces de l’exposition est un Carrousel : un manège monté sur trois niveaux, bâti de bric et de broc, morceaux de carton et bouts de bois, sur lequel tournent une série d’animaux dont le corps seul est dessiné. Tous sont affublés d’un caillou en guise de tête. Chacun des niveaux du manège tourne à son rythme propre, entraînant le regard dans une inlassable circonvolution, réfractaire à toute totalité close. A chaque tour de piste les pierres révèlent de nouvelles facettes, et ce petit zoo minéral s’enrichit de détails et d’incertitudes.
Parti pour les Etats-Unis à la fin de années 60, Jean Dupuy y a vécu pendant près de vingt ans, côtoyant les artistes importants de Fluxus — George Maciunas, Robert Filliou, John Cage — animant au long des années 70 des performances mémorables et des expérimentations collectives dans son grand loft new-yorkais.
En 1968, il s’est fait connaître avec son Cône pyramide (Heart Beats Dust) : une sculpture de poussière animée par les pulsations cardiaques du spectateur, grâce à un stéthoscope électronique. C’était la première œuvre interactive.
Après avoir été un des pionniers dans l’introduction de la technologie dans son travail artistique, Jean Dupuy investit de toute sa noblesse le terme de «simplicité».
Dans Sophian Stone, il se contente de choisir un caillou pour le placer devant une loupe, afin d’en révéler les aspérités suggestives.
Une paire de télescopes déjoue avec humour les élucubrations ambitieuses et dérisoires : réduit à un simple tube métallique dépouillé de son mécanisme optique, l’un est braqué directement sur nos pieds, l’autre, muni d’un miroir, renvoie l’image agrandie de notre œil.
Face à ces petites installations animées par l’humour et le dérisoire, Jean Dupuy propose en contrepoint une série de poèmes anagrammatiques composés selon des règles complexes.
A son retour en France en 1984, l’artiste s’est installé dans l’arrière-pays niçois, et n’a de cesse depuis d’écrire nombre de ces poèmes pétris dans la contrainte et la surprise. Quelques notes de musique viennent ponctuer les textes pour compléter les lettres manquantes : le lien serré des mots croise alors ouvertement le libre chant, et le sens se confond avec la pure association hasardeuse.
C’est à force de contemplation patiente, de rêverie et d’attention qu’apparaissent les figures cachées dans le chaos des cailloux et le sens tapi dans l’ordre des œuvres. Jean Dupuy détourne les télescopes des étoiles et des chimères, installe des conditions d’apparition pour un inépuisable monde de formes virtuelles, trouve l’équation lumineuse et fragile de la simplicité.
Jean Dupuy
— Jean Dupuy, 2006. Collage et dessin sur bois. 11 x 15 cm
— Sans queue ni tête (détail), 1989. Pierre gravée et bois. 74 x 113 x 23 cm
— Carrousel, 2000. Collage et peinture sur carton. 84 x 70 x 70 cm
— u, 1972. Papier, bois et miroir. 13 x 10 cm