Je compte sur vous

« Enfant, j’ai beaucoup été préoccupée par des questions de nombre », pourrait dire Guy Limone. Sans être de lui, cette phrase lui va pourtant très bien. Compter, énumérer, passer en revue, faire défiler les chiffres comme les expériences sont les procédés qu’il affectionne tout particulièrement.

Cette maxime est tirée de La Vie sexuelle de Catherine M. L’écrivain y égraine ses souvenirs avec une précision mathématique et une rigueur toute scientifique. Ses expériences les plus privées sont narrées dans un souci d’objectivité totale. À l’instar d’un manuel d’instruction militaire ou d’une synthèse nomenclaturée et formatée, les gestes, les soupirs, les caresses, les partenaires, les positions, les mots, les jurons y sont restitués et compilés.
Avec la régularité d’un métronome la lecture se transforme en bande de données. La littérature devient archivage, elle revêt un aspect administratif, elle penche du côté de l’indifférence, de la mise à distance. Entre l’intime et l’écriture clinique, le lien se noue à travers l’univers des nombres.

La littérature, depuis Perec avec Les Choses, pratique cette écriture de distanciation, mais c’est plus récemment que la sphère de l’intime a été contaminée par cette froidure. L’Inceste de Christine Angot ou les romans de Michel Houellebecq racontent et façonnent un monde tout en distance et en indifférence. Il n’en va pas de même dans le monde artistique où la situation s’inverse. Les œuvres minimales et conceptuelles deviennent de plus en plus touchantes, subjectives et personnelles.

Guy Limone, parmi d’autres, participe à ce changement de style. Débarrassé de tout élitisme, de tout hermétisme, cette nouvelle génération d’artistes s’adresse à un plus grand nombre de personnes, plus directement et plus simplement. Ce néo-conceptualisme se rapproche des gens, l’aspect abscons est oublié. L’efficacité est recherchée au même titre que le dialogue qu’il instaure avec le public. L’œuvre peut encore se présenter comme un diagramme, mais elle est avant tout un tract, un appel.

Guy Limone prépare ses installations comme on prépare des statistiques. Comme un bon sociologue, il dresse un postulat de départ, il catégorise, segmente et échantillonne. Au lieu d’avoir des données écrites ou graphiques, il préfère, artiste oblige, aligner des personnages qu’il peint d’une même couleur. Comme les soldats de plomb que l’on éparpille sur un champ de bataille, il forme ses légions de chiffres.
Le monde de l’enfance encore : « Enfant, j’ai beaucoup été préoccupée par des questions de nombre ». Toutefois loin de l’organisation militaire, les personnages collés sur des bandes de carton ressemblent plus à des rangés d’éxilés qu’à une armée en campagne. Les aspirations de l’artiste sont à la hauteur de ses figurines, c’est-à-dire réduites.
Aux utopies du XXe siècle ont succédé des tentatives mesurées et pondérées pour changer le monde. Les velléités sont devenues modestes. L’artiste s’engage mais pas trop. Il faut faire acte de présence, mais de là à faire bouger les consciences. L’art politique est mort vive l’activisme (Souvenez-vous de « Hardcore » au Palais de Tokyo).

Pour l’heure, Guy Limone est autant le révélateur d’une époque que son artisan. « Je compte sur vous » se présente comme une compétition avec une œuvre précédente réalisée à l’intérieur du Frac Alsace. Le résultat final de ce work in progress était obtenu grâce au pointage et au cumul des entrées de l’exposition. Le score de l’année dernière était de 2146 visiteurs. Le match retour se joue en terrain neutre à Paris.
Venez nombreux, à chaque passage une figurine en plastique vous représentera sur le mur de la galerie, venez faire l’œuvre, venez vous projeter sur les cimaises d’une galerie parisienne, venez participer à l’élaboration de la nouvelle pièce de Guy Limone.

Guy Limone
— Je compte sur vous, 2002-2003. Installation : ligne de 2146 figurines jaunes, long. 11 m ; ligne de figurines roses, long. évolutive.