Dans le cadre des « Lumières de l’hiver », Cité Culture invite chaque année un artiste à investir l’espace public, en créant sur le site une œuvre éphémère qui dialogue avec son environnement architectural, paysager et humain. Pour la quatrième édition de l’événement Jean-Luc Bichaud réalise Jardin de propreté, une installation dans la cour d’honneur de la Cité internationale universitaire de Paris.
Jardin de propreté est fait d’un tapis déroulé sur l’asphalte de la cour; un ruban de tapis-brosse, une ligne de paillasson autour du médaillon central. Jean-Luc Bichaud paillassonne cet anneau de circulation, ce lieu de passage obligé des visiteurs comme des pensionnaires de la Cité. Il pose au sol une ligne à franchir qui se déploie en un motif brodé soudainement affranchi des contraintes fonctionnelles du site. C’est la façon qu’il a choisie d’investir ce lieu, de répondre à cette invitation.
Cette intervention se situe tout d’abord sur le plan de l’organisation graphique de l’espace. À la croisée de deux axes essentiels pour le site, cette cour a été dessinée sur le modèle du jardin à la française. Murets, massifs, pelouses, buissons et haies taillées découpent autant de lignes, de masses, d’angles et de cercles, qui chacun trouve sa place dans une composition d’ensemble savamment orchestrée. Entièrement cloisonné, délimité, fragmenté en différentes zones hiérarchisées, symétriques, proportionnées, rien ne peut ni ne doit être retiré, ni ajouté à cet agencement calculé de l’espace, à ce juste équilibre des formes.
Pourtant, dans l’interstice principal réservé aux accès, dans cette zone délimitée de libre circulation, dans cet espace maintenu vierge, une ligne supplémentaire a été tracée, un excès de trait est venu s’étendre. Cette ligne dessine un motif abstrait et géométrique qui s’oppose aux arabesques du motif central mais en respecte la parfaite symétrie.
Par le simple effet de l’anamorphose, cette symétrie, cette disposition proportionnée de l’ensemble ne sera jamais pleinement mesurable, perceptible du sol ; elle n’apparaîtra pas au promeneur seulement attentif au détail, le regard rivé sur la ligne. Elle réclame une certaine hauteur de vue, une certaine mise à distance, une élévation suffisante du point de vue pour qu’apparaisse, au stade de sa planification, cet intentionnel arrangement. En déambulant au fil de la ligne tracée, le dessin d’ensemble se reconstitue, s’imagine. L’expérience de l’espace nous ramène à sa conception, au dessin.
Ce motif inscrit cet aménagement du site — une installation in situ — sur le mode du décoratif. Il reprend un motif du XVIe siècle référencé par Jacques Androuet du Cerceau parmi les motifs les plus répandus des jardins à la française. En se surajoutant au motif existant qu’il accroît, qu’il étend sur une zone où il n’a pas lieu d’être, il l’amplifie, l’alourdit, l’enorgueillit. Ainsi, dans un même mouvement, l’harmonie délicate du site, fondée sur la subtile économie de l’ornemental, s’affirme et se fragilise, se révèle et se craquelle.
Cette exacerbation du décor se joue en fait sur le ton de l’inquiétante plaisanterie, d’une imaginaire extension du végétal, d’une impossible facétie de la nature, qui, parfaitement domptée, génèrerait ainsi, d’elle-même, ses extensions sur le modèle inculqué. Cette partie dilatée de l’ornement, cette discrète invasion de l’asphalte nous rappelle la nature vivante bien que bridée du matériau et sa propension irrévocable à l’empiètement.
Ce léger débordement de nature est aussi un appel du pied. Il se présente sous le trait d’un tapis déroulé à l’adresse du visiteur libre d’en suivre le chemin tout tracé. C’est une invitation à suivre le dessein de la nature domestiquée. C’est aussi un jeu que les obsessionnels des pas comptés reconnaîtront, un clin d’œil aux piétons monomaniaques et superstitieux qui s’inventent parfois des règles absurdes dans leurs déplacements quotidiens, s’interdisant de poser deux fois le pied sur une dalle, de marcher sur les joints du trottoir, s’obligeant à d’incongrus respects d’alternances latéralisées, se fixant d’impossibles défis liés à d’improbables récompenses. Ils se laisseront prendre ici par le fascinant lacis labyrinthique au risque de revenir sur leurs propres pas et d’en oublier leurs raisonnables destinations. Il se perdront par ce chemin de traverse. C’est une piste de désorientation.
Enfin, il n’échappera à personne que ce paillasson est en partie synthétique. À l’origine, cet objet ménager — au final, moins détourné qu’il n’y paraît de sa fonction initiale — était fait de fibres végétales tressées, mais le pas a depuis été franchi et les seuils de nos portes ont inauguré d’autres règnes dont celui du plastique. Mais dans cette proximité de l’authentique, l’artifice se confond. Le taillage comparable du paillasson et de la pelouse, aligne le naturel sur le factice à l’aune d’un même aspect; celui du végétal avéré. À moins qu’à l’inverse, cette broderie de faux gazon fané ne se propage de son artificielle apparence (par anticipation sur l’essence) au reste de l’environnement. C’est ainsi que progressivement la nature se transformera, que les buissons fleuriront en hiver, que les plantes vertes s’épanouiront hors de l’eau, qu’en automne les arbres ne perdront plus leurs feuilles et que plus jamais nos souliers ne seront crottés. Tout cela, ce sera grâce au jardin de propreté.
La proposition d’aménagement de la cour que fait Jean-Luc Bichaud ne manquera pas de surprendre le visiteur qu’il soit averti ou non, et se laissant aller à quelques pas, il se pourrait qu’il se laisse délibérément entraîner sur les chemins qui ne mènent nulle part.
Jean-Luc Bichaud
— Jardin de propreté, 2003. Installation au sol dans la cour d’honneur de la Cité. 300 m de tapis-brosse.