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Jan Fabre : Sanguis / Mantis. Une performance

Livre d’une performance : Sanguis / Mantis de Jan Fabre (2001). Une démarche violente qui mêle son goût de l’entomologie (une armure à tête d’insecte) à la mise en danger de son intégrité physique (dessins faits de son sang). Photographies de l’acte et œuvres réalisées s’entrechoquent d’une page à l’autre.

— Éditeur : L’Arche, Paris
— Année : 2003
— Format : 21,50 x 16,50 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 61
— Langue : français
— ISBN : 2-85181-531-8
— Prix : 17,50 €

Lire l’article sur l’exposition de l’artiste à la galerie Templon (du 1er mars au 10 avril 2003)

Une crucifixion en rouge
par Dominique Frétard (extrait, pp. 7-9)

l’histoire des arts d’égoutte de sang. Le 22 mai 2001, l’artiste anversois Jan Fabre y apportait sa contribution, se livrant pendant six heures d’affilée à une opération de magie rouge avec son propre sang, dont tout laissait présager qu’il n’en sortirait pas indemne. Engagé dans la préparation de Je suis sang (Conte de fées médiéval), pièce destinée à être jouée au Festival d’Avignon 2001, il sait combien sera risqué ce qu’il va exiger de ses danseurs et acteurs, d’autant mieux qu’il est lui-même l’auteur du texte homonyme qui servira d’ossature au spectacle. Une épopée dédiée au sang universel, initiatique, mettant en scène règles féminines, sexes circoncis, mutilés, couteaux, haches et nudités malmenées. Il sait aussi qu’avant de s’engager plus avant dans cette création, avant de déclencher tant de bruit et de fureur, il lui faut apaiser les dieux. On ne touche pas au sang, même symboliquement, sans prendre le risque qu’il ne vous éclabousse en retour.

Il décide de payer de sa personne au prix fort. Avec son sang. À la fois pour être à la hauteur des difficultés que ses danseurs vont devoir affronter à sa simple demande, et pour conjurer le pouvoir, qu’on dit néfaste, de cette Cour d’honneur du Palais des Papes, dont les hautes murailles racontent, non sans arrogance, l’histoire d’une Église catholique, rougie, elle aussi, par le sang versé au nom de l’intolérance et de la haine. Avec pour figure fondatrice, celle du Christ en croix au corps ensanglanté, supplicié.

Jan Fabre a l’idée d’une cérémonie, tenue secrète jusqu’au dernier moment, qu’il nomme Sanguis / Mantis. Sanguis pour sang, et Mantis pour mante religieuse, dévoreuse insatiable de mâle devant l’éternel. Il entend passer ce pacte avec soi-même aux Subsistances de Lyon dans le cadre de la manifestation Polysonneries qui réunit, depuis plus de vingt ans, les artistes qui croient encore — le plus souvent des Anglo-Saxons — aux bienfaits salvateurs de la performance et de l’éphémère.

Pour aborder Sanguis / Mantis, Jan Fabre s’est taillé une armure dans un acier satiné, très lisse d’apparence. Son heaume, flanqué de deux antennes, est aveugle. Aucun orifice n’a été prévu, ni pour les yeux, ni pour la bouche. La vision frontale est remplacée par des espèces d’œillères qui laissent filtrer une perception latérale et étroite de l’espace. L’artiste se guidera à l’oreille. On le voit arriver de loin, claudicant dans la cour pavée des Subsistances, avec un bruit de ferraille qui le fait autant chevalier que prisonnier traînant son boulet.

Tandis qu’il pénètre dans une vaste salle pour prendre possession du lieu qui servira de terrain à des manœuvres dont on ne sait rien, sinon qu’elles pourraient être sanglantes, les spectateurs ne sont pas invités à le suivre. Ils seront introduits à dose homéopathique à l’intérieur. Dehors, une pancarte avertit du danger que peut représenter « des scènes pouvant choquer les personnes sensibles », et le public se démanche le cou pour apercevoir, à travers les hautes fenêtres, ce qui se trame.

Une fois qu’il est admis dans l’enceinte, le spectateur est hypnotisé par une infirmière qui achève de préparer toute une batterie d’éprouvettes. Une image médicalisée de l’art qui, soudain, sans qu’on sache pourquoi, fait surgir le souvenir de Intravenous Lecture, performance du chorégraphe américain Steve Paxton, datant de 1970. Ces mêmes blouses de médecin, on les retrouvera aussi dans Je suis sang, collage fantastique d’une leçon d’anatomie moyenâgeuse et d’une bacchanale très actuelle. Bref, revenons à Sanguis / Mantis et à sa scénographie : disposées en quinconce, douze tables en bois dessinent un labyrinthe. Sur chacune d’entre elles, des crayons, des pinceaux de différentes grosseurs, et des feuilles de papier sont alignés dans un ordre impeccable. L’artiste est assis sur un tabouret face à l’infirmière. Première prise de sang. Premier pansement teinté de rouge. Première éprouvette. Premières gouttes de sang écrasées sur la feuille, étalées en dessins indéchiffrables. Premier texte tracé en capitales : « On ne s’habitue pas à l’art », signé Jan Emiel Constant Fabre. Un dessin, comme un SOS, qui tient autant du manuscrit ancien que de la bouteille jetée à la mer. Écrire, dessiner avec son sang. Pour de vrai. Dire l’âpreté qu’il y a à être artiste. À toujours tout tirer de soi. À être seul. Artiste reconnu ou inconnu : même douleur. On est pris par l’intensité avec laquelle, dès les premiers pas, Jan Fabre s’abandonne tout entier à son destin. Sa fièvre transpire hors la carapace de la cuirasse qui le protège en même temps qu’elle l’entrave. « Chaque Artist / animal seul avec lui-même comme un marin naufragé », écrit-il, puisant dans l’éprouvette un peu de son sang, qui sur le papier garde longtemps un relief brillant, luisant, épais, avant d’être absorbé, en bavant par la trame pelucheuse du parchemin. L’odeur du sang est une réalité. Chaude, organique. Extrêmement émouvante. Maternelle.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions de L’Arche)

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