Interview
Par Pierre-Evariste Douaire
Vous êtes le seul Français vivant à être accroché au MoMA de New York. Qu’est-ce que cela vous fait?
Il faut attendre 2005 pour que le petit milieu parisien s’aperçoive de mon existence. C’est seulement en 1987 que Beaubourg a daigné m’acheter une œuvre. Et encore, cette transaction est passée par des intermédiaires allemands. La première fois que j’ai rejoint une collection publique, c’était, en 1964, en Allemagne. Pour la France, il a fallu attendre 1971. Aux Etats-Unis, c’est différent, car je suis pour eux de la même importance que Jasper Johns. Nous sommes, d’après leurs dires, les deux précurseurs du Pop Art. C’est en tout cas ce que mentionne le catalogue du MoMa.
J’ai commencé à m’implanter véritablement en Amérique en 1977. A la suite de mon texte sur le Lacéré anonyme, le théoricien de l’art Benjamin Buchloch m’a contacté. Il connaissait mon œuvre grâce aux nombreux travaux exposés en Allemagne. J’avais beau être grandement apprécié outre-Rhin, les conservateurs préféraient se concentrer sur les artistes Pop ; ils bénéficiaient d’importantes aides financières.
J’avais beau être plus estimé que les Américains, je n’étais pas soutenu par la France. J’ai toujours été boudé dans mon propre pays par les officiels et les fonctionnaires. En revanche, j’ai toujours été présent de New York à Los Angeles ; toujours par l’intermédiaire de galeries privées.
Cette reconnaissance par le MoMA est une gifle pour les institutions françaises, tout le monde est très gêné.
Comment expliquez-vous ce malentendu avec les institutions françaises?
Les fonctionnaires sont gênés car je répète souvent que je ne fais rien. Cela est très gênant à leurs yeux. Ils préféreraient entendre que je travaille beaucoup. Pour eux, il n’y a pas de mérite à maroufler des affiches lacérées sur toile. La valeur travail n’est pas assez présente à leur goût ; cela manque de moral. A Beaubourg, le groupe Supports/Surfaces a toujours remporté un franc succès bien qu’il ne se soit jamais exporté à l’étranger ; en revanche, vous pouvez toujours rechercher la moindre salle consacrée au Nouveau réalisme.
La reconnaissance du MoMA va-t-elle provoquer un regain d’intérêt pour votre travail dans l’Hexagone?
Non, rien n’est prévu. Le Ministère fait preuve d’une très grande mollesse à mon égard. L’institution a été contrainte, par la force des choses, à m’acheter des choses. Mais c’est tout, à ses yeux, je n’existe pas. Ma présence dans les collections nationales revient presque à faire des donations. Cette place acquise sur les cimaises des musées me permet uniquement de communiquer mon travail au public, de dialoguer avec lui. L’art doit être montré au plus grand nombre.
En France, ce sont les initiatives privées qui prennent le relai. Depuis plusieurs années, la galerie Nathalie et Philippe de Vallois vous consacre des rétrospectives.
J’expose tous les deux ans chez eux, j’ai divisé mon œuvre par thèmes. Cette fois, ce sont mes affiches politiques qui sont à l’honneur. Mais ce type d’exposition a l’inconvénient de présenter seulement mon travail historique. Pour montrer ce que je fais actuellement, comme mes «signes socio-politiques», je vais autre part.
Peut-on considérer votre travail comme celui d’un cartographe?
J’ai été invité par Nicolas Bourriaud à intervenir dans un colloque à propos de la dérive, mais je n’ai pas voulu pousser trop loin car cela faisait trop Situationniste. Les Situationnistes, je les ai connus quand j’avais vingt-sept ans. Debord avait six ans de moins que moi. Quand nous nous sommes rencontrés, je savais déjà ce que je faisais. Je n’avais pas encore thématisé et classé les affiches lacérées, mais je savais déjà ce que je voulais faire. Nous étions au début de l’aventure, et nous nous n’avions pas encore exposé avec Raymond Hains.
J’ai pris la plume cinq ans plus tard, à l’âge de trente-deux ans, pour expliquer notre travail ; les critiques n’avaient rien compris à notre démarche. Pour eux, nous étions seulement les continuateurs du cubisme, nous ne faisions que des collages — ce qui est, en partie, vrai. Pour répondre à Nicolas Bourriaud, la recherche d’affiches ne se fait pas par dérive. La recherche de l’affiche passe par la promenade. Je suis comme le collectionneur qui part à la rencontre d’une œuvre, à la différence près que je provoque la rencontre. L’affiche trouvée devient une œuvre par la suite. Ce travail de collecte renonce à la subjectivité, à tout choix esthétique. Les affiches sont ramassées en faisant abstraction de mes goûts personnels. Je suis le metteur en scène de toutes ces affiches lacérées par des anonymes.
Face à vos affiches, j’ai l’impression d’être devant une île de macadam, avec une longitude et une latitude signifiées par le nom de la rue et l’année du rapt.
L’affiche lacérée est quelque chose de sérieux pour moi. Dès mes débuts, je l’ai considérée comme une construction. Il ne s’agissait pas d’ébranler le monde de la peinture avec, mais bien de proposer un projet sur plusieurs années, capable de se renouveler sans cesse. Elle est la marque d’une époque. Chaque décennie voit passer son lot de typographies, couleurs et graphistes. Une période en chasse une autre. L’affiche permettait de raconter une histoire alors que nous étions dominés par la peinture abstraite. Les affiches rassemblées sans intention constituent une œuvre collective. Ces échantillonnages au fur et à mesure des années permettent de passer d’une approche plastique à une réflexion sociologique. C’est de l’art qui n’est pas fait par des artistes.
Vous êtes pour moi un photographe sans appareil photo. Êtes-vous d’accord?
Bernard Lamarche-Vadel, qui écrivait beaucoup sur la photographie et avec qui j’étais très ami, m’a posé la question. Il ne faut pas oublier que Raymond Hains était photographe au départ et qu’il a commencé à photographier les affiches avant de les enlever. En 1947, j’ai ramassé un fil de fer près du mur de l’Atlantique et Hains en a réalisé un photogramme. Tout est parti de là . J’ai tendance à dire que je n’ai rien fait : j’ai juste ramassé un fil de fer parterre. C’est tout. Les affiches ne demandent pas de technique, elle ne nécessitent que de l’instinct.
C’est le propre du photographe que de ne rien faire : il lui suffit juste d’appuyer sur un bouton…
Oui. Je répondais à Lamarche-Vadel qu’il subsistait néanmoins la question du cadrage. Quand vous emportez un placard publicitaire, il vous arrive de tout prendre avec vous, tandis qu’avec des œuvres plus petites le cadrage prédomine.
Les premiers artistes à s’intéresser au graffiti ont été les photographes. Êtes-vous proche du graffiti comme pouvait l’être Brassaï; ou Evans?
J’ai fait la connaissance de Walker Evans dans le passé. C’est lui qui a fait la plus belle photo d’affiche. J’ai utilisé une de ses citations pour illustrer une exposition.
Que pensez-vous des anti-pubs?
J’étais surtout sensible à ce mouvement dans les années 1970 ; il y avait un esprit formidable, très provocant, très drôle, alors que maintenant c’est beaucoup plus organisé, beaucoup moins spontané. Ils barrent les affiches du métro d’une croix noire, mais ils ne s’amusent pas. Toutefois, toute attaque, toute censure peut faire réagir les afficheurs, et peut amener de la subtilité dans les affiches.
Contrairement à eux, vous n’êtes pas un lacérateur. Votre approche des affiches n’est pas iconoclaste.
La couleur sauve le côté rageur et destructeur, c’est elle qui parvient à équilibrer l’ensemble. Je ne suis pas contre les affiches. Mais, en tant qu’artiste, je suis contre la publicité et la politique. Les affiches publicitaires et politiques — quand elles sont lacérées puis marouflées — deviennent artistiques. C’est ce que l’on comprend en filigrane de mon travail.
Maintenant, les affiches ne sont plus lacérées : elles sont sous verre.
Il n’y a plus d’affiches qui subsistent à Paris. On ne peut plus le s lacérer, elles sont désormais sous verre, derrière les vitres de l’équipementier Decaux. Les années 1990 ont relégué les affiches au-delà des faubourgs des villes ; il fallait se déplacer en banlieue pour en trouver -— du côté de Meudon, par exemple.
En l’an 2000, j’ai arrêté les affiches. Les élus des villes et les afficheurs se sont mis d’accord pour proposer des palissades propres et laisser les affiches dans de grands espaces, hors de porté des mains. Michel Rocard quand il était premier ministre, avec son moralisme, a interdit l’affichage sauvage précédent les élections.
Vous n’avez jamais été Surréaliste, ni Situationniste, comme vous me l’avez rappelé. Mais je vous trouve des affinités avec le mouvement d’André Breton.
Pierre Restany a souvent attaqué le Surréalisme ; c’est quelque chose qui ne me serait jamais venu à l’idée. Breton était quelqu’un de très accueillant. Je l’ai rencontré dans des galeries, avec François Dufrêne et nous avons passé des moments épiques chez lui. J’avais une certaine sympathie pour le mouvement, mais je n’aurais pas pu faire partie du groupe : je n’ai jamais apprécié la peinture surréaliste, par contre, j’ai toujours été sensible à sa poésie. L’écriture automatique a été très importante pour nous.
Etes-vous sensibles aux artistes qui travaillent dans la rue?
Je me suis intéressé aux Writters. Mais, maintenant, je m’attaque aux tags car c’est une signature qui se répète sur les murs de New York ou Paris. Je les attaque car il faut bien faire de la polémique, cela réveille les gens. Je ne suis pas particulièrement hostile à leur égard, je m’attache juste à révéler leurs défauts.
Les erreurs des artistes de rue se manifestent quand ils font leur passage en galerie : les œuvres qu’ils présentent sont forcément différentes et le travail en est affecté du même coup. Je connais Miss Tic, Mesnager par exemple. Némo je l’ai rencontré par hasard, je l’ai reconnu dans un café de Belleville, je savais que c’était lui, sans l’avoir jamais rencontré.
Vous avez ouvert la voie au Nouveau réalisme, au Pop Art, mais aussi, d’une certaine manière au Land Art…
Quand j’étais jeune, quand j’avais huit ans, je faisais du Land Art. Je faisais des interventions dans la vase, la mer recouvrait ensuite ces installations éphémères. A l’inverse de ces artistes, je suis un artiste de la cité, pas de la nature.
Avez-vous des héritiers dans votre sillon?
Il n’y a pas d’avenir pour ceux qui arrivent après. Il y a beaucoup d’artistes qui travaillent sur l’affiche, mais c’est difficile pour eux. Financièrement ils ne peuvent pas tenir.
Je pensais à Barbara Kruger, par exemple.
Nous n’entretenons pas de relation. C’est comme avec Warhol : quand on lui disait bonjour, c’est comme si on serrait la main d’un croque mort, il ne souriait pas, il était mécanique, il jouait son rôle.
Cet été, votre exposition en Suisse rendait hommage au Paris de Léo Malet…
Chaque affiche exposée était en référence avec une citation tirée des Nouveaux Mystère de Paris. Léo Malet a manqué d’apporter une affiche lacérée à une conférence où il était invité, mais cette dernière ne s’est jamais tenue. Son invention de l’affiche lacérée est littéraire et non pas plastique ; c’est là toute la différence entre lui et moi. Il gagnait sa vie en vendant des livres sur les quais. C’est là que j’ai fait sa connaissance en 1965. On avait beau s’entendre, cela ne l’empêchait pas de gueuler à chaque fois contre les affichistes qui, à l’entendre, gagnaient de l’argent en utilisant son procédé. Mais, on peut lui rétorquer qu’il n’a pas créé le fait social : il a parlé une fois du décollage et c’est tout, ce qu’il faut c’est travailler. Il ne suffit pas d’avoir une idée, encore faut-il la rendre vivante, la faire exister.
Vos affiches fonctionnent comme du carbone 14, elles permettent de dater une époque.
Stendhal reconnaissait les époques des pierres qu’il trouvait. Les affiches c’est un peu pareil. Quand on me demande de certifier des affiches lacérées, je reconnais immédiatement l’année en regardant le papier, la couleur et la typographie des lettres. Je reconnais, tout de suite, une affiche lacérée de ma production.