Au cinquième étage du Centre Pompidou, avant d’entrer dans les salles de l’exposition Jacques Villeglé, le visiteur est accueilli par une chronologie retraçant le parcours de l’artiste. Alors qu’il travaille depuis ses débuts principalement à Paris, on lit que sa première exposition monographique dans un musée a eu lieu en 1971 à Stockholm. Après cette date, on remarque surtout les vides de la chronologie, c’est-à -dire les expositions qu’il aurait dû avoir, et qu’il n’a pas eues, dans la ville qu’il habite depuis presque cinquante ans. Le décalage est devenu criant lorsque le MoMA a rouvert fin 2004 : alors qu’aucun musée parisien ne lui avait offert de rétrospective, il était, avec Annette Messager, les deux seuls artistes vivants français à être inclus dans le nouvel accrochage new-yorkais.
Cécile Bargues. Il y avait manifestement un retard à combler. Comment expliquez-vous ce retard des institutions françaises vous concernant ?
Jacques Villeglé. Oui, en France il y a du retard; mais du point de vue de la chronologie, j’ai aussi été acheté parmi les premiers par Beaubourg — il faut dire qu’il n’y avait plus vraiment eu de commission d’achat depuis Jean Zay, en 1937. Lorsque le musée a ouvert, en juin-juillet 1977, le Lacéré anonyme était étiqueté, donc ils ne me rejetaient pas.
Ensuite, une collection a été constituée, ce qui n’a pas été d’une rapidité fulgurante; mais Ach Alma Manetro, de Raymond Hains et de moi, a été acheté. Puis est venue une période de flottement, lorsque le musée a pris un virage «art et technique», bien malheureux, selon l’idée qu’il y aurait identité de l’art et la technique. J’ai travaillé avec Jean Prouvé; autant dire que ce problème, je le connaissais. Pour lui, architecte, inventeur, art et technique ne pouvaient être que la même chose, parce qu’il était ingénieur. Mais par la suite, j’ai constaté que Pei, attaquant le projet de la pyramide du Louvre, ne savait pas comment elle serait construite, ni quel serait le verre. J’ai alors pensé que même chez les architectes, art et technique sont deux notions distinctes.
Même si ce n’était pas à Beaubourg pour cette raison, ni dans des musées, en France, j’ai tout de même eu des expositions, et même une rétrospective, au Magasin de Grenoble, [en 1988, où les affiches étaient simplement punaisées, telles que je les avais prises. Ma grande affiche de sept mètres de long y était exposée. C’est cette affiche-là qui me vaut au MoMA le titre de précurseur du Pop Art, comme Asger Jorn, aux côtés de qui je figure en fait dans la salle Pop depuis 1988. J’avais beau le dire, tout le monde se fichait de moi. Il a suffi de détruire le MoMA et de le reconstruire pour que Paris s’en aperçoive.
Le vrai problème est le défaut de visibilité des artistes français à l’étranger – à la différence des Allemands, par exemple, qui tirent parti du fait que les lander ont choisi un bon marchand de tableaux pour les défendre. Il est tellement bon marchand de tableaux qu’il ne veut pas faire d’égratignures à son contrat. Ainsi, il possède au moins une affiche de moi qui, à l’heure actuelle, se trouve au Centre Pompidou; mais il n’a pas souhaité que son nom apparaisse, parce qu’il a été payé pour défendre les artistes allemands, et non les artistes français.
J’ai été vendu au MoMA par un marchand allemand, alors que j’avais au moins trois marchands à Paris. Ainsi je ne crois pas qu’il faille accuser l’institution, mais le côté casanier de Paris, qui est énorme. Dans les années 1980, il s’est produit quelque chose de nouveau, on a vu arriver de jeunes marchands qui ont tout de même changé cette mentalité; le Centre Pompidou y a lui aussi contribué. Avant son ouverture, il n’y avait plus de marchands étrangers à Paris, et ce depuis la toute fin des années 1960.
Pour vous donner une idée du climat : en 1964, une exposition Mondrian s’est tenue à l’Orangerie du Jeu de Paume. Chronologiquement, elle finissait en 1939, car les Américains avaient refusé le moindre prêt — ils ne voyaient vraiment pas pourquoi envoyer une œuvre à la ville qui avait laissé Mondrian crever de faim. On sait que Mondrian s’est réveillé de façon extraordinaire au contact de la vie américaine. Ici, ses tableaux de cette période, à l’exception du Boogie-Woogie, étaient totalement inconnus. Je me souviens avoir vu un professeur d’arts plastiques faire à des lycéens une visite très vivante de cette exposition; mais à la fin, la déception était palpable. Il aurait suffi de faire une copie du Boogie-Woogie pour donner le dynamisme nécessaire.
Le retard que nous connaissons n’est donc pas seulement dû aux institutions, mais aussi au marché de l’art. En ce qui me concerne, le Lacéré anonyme choque énormément. Je dis souvent que ma démarche repose sur l’anonymat, que personnellement je ne fais rien, que le travail est collectif. Et cela, les marchands ont beaucoup de mal à l’accepter. Aucun autre affichiste n’a vraiment voulu jouer le jeu de dire qu’il trouvait tout déjà tout fait. Donc, ils trichaient tout le temps.
A partir de quand avez-vous signé certaines affiches ?
Jacques Villeglé. J’ai pris le principe de signer uniquement lorsque je vendais. Jean-Marc Poinsot, assisté d’une de mes étudiantes, s’est occupé pour moi de la question de la signature. A la fin des années 1980, il m’a interrogé à ce propos. Lors d’une réunion, quelqu’un m’a demandé si je n’étais pas gêné de voir qualifier les affiches lacérées de «peintures». Jean-Marc Poinsot a répondu avec raison et rigueur que lorsque nous avions commencé à présenter ça dans une galerie, nous avions d’autres problèmes que le vocabulaire. En effet, en mettant les affiches sur châssis, au carré, j’avais la nette impression d’être Viollet-le-Duc faisant quelque restauration.
Contrairement aux critiques vous qualifiant à vos débuts d’«anti-peintre», il me semble que certaines affiches aujourd’hui exposées à Pompidou, comme Les Nymphéas de 1957, ont une proximité évidente avec les débats qui animaient la scène parisienne, entre tenants d’une abstraction froide, et ceux d’une abstraction chaude. Vos œuvres entretiennent avec la peinture un rapport qui n’est pas de l’ordre de l’opposition.
Jacques Villeglé. Il est vrai qu’à nos débuts, Raymond Hains et moi voulions faire un coup dans la peinture, à l’intérieur d’elle. Nous avions l’impression que ce coup rendrait la peinture impossible, qu’ensuite il ne serait plus possible de faire de la peinture. Mon premier texte, «Des réalités collectives», comme le premier texte de Pierre Restany sur les Nouveaux Réalistes, l’énoncent clairement. Mais la peinture se défend comme elle peut. J’appartiens à une époque où les gens allaient en prison, et même au bagne, assez facilement; dans ces lieux, on observait un retour au dessin, et au graffiti sur les murs. Je n’ai pas cru que la peinture serait jamais finie, même si au départ, j’ai eu le sentiment de la tuer.
Les premières affiches, Ach Alma Manetro de 1949 en particulier, portent l’influence du collage, et il est absolument certain qu’elles sont post-cubistes. A l’époque, nous ne savions pas grand chose de l’avant-garde. C’est pour cette raison qu’Isidore Isou était un phénomène : lui savait tout. A la libération de la Roumanie, tous parlaient français; j’en déduis que le pays devait être un lieu où l’information circulait, une zone de passage entre la Russie, l’Italie et la France. C’est tout de même assez curieux. En tout état de cause, le Cubisme était ce qui nous semblait le plus solide dans les avant-gardes d’avant 1920; de toute façon, après 1920, il n’y a plus d’avant-garde. C’est du Cubisme que vient l’importance du choix.
Dans la première biographie de Picasso dont j’ai eu connaissance, j’avais lu une phrase de lui qui m’avait frappée; elle traitait de l’écriture, et présentait une structure, une architecture. Alors que les jeunes peintres se posaient constamment la question de quoi peindre, je pensais que la typographie était toujours valable. Peu à peu, j’ai cependant compris qu’il ne fallait pas choisir ce qui correspondait à mon goût esthétique; car sinon, je serais resté un post-cubiste. Je ressentais une nécessité de partir ailleurs, de choisir même des choses qui m’agressaient. Le goût personnel est absolument limité; mais l’art, c’est apporter une nouvelle beauté, montrer quelque chose qui rebute, et faire accepter cette nouvelle beauté.
Cette idée, je pense, est très XIXe siècle. Récemment, quelqu’un m’a communiqué une discussion tenue en Allemagne, et parue en 1937 ou 1938 dans Beaux-Arts, au temps où Raymond Cogniat en était rédacteur en chef : on y exposait qu’il fallait retirer des musées Mathias Grünewald, Rembrandt, et, forcément, Van Gogh. Les conservateurs se montraient révoltés, mais rencontraient une vraie opposition. Cette discussion était titrée «La folie de la logique».
Bien plus tard, nous avons toujours entretenu de bons rapports avec Raymond Cogniat; il nous a réinvités à la deuxième Biennale. Et pourtant, son goût se portait sur la peinture à l’huile, figurative. A la première Biennale de 1959, il n’avait guère été tenté par l’abstraction des peintres à l’huile; aussi avait-il pensé que pour sauver la peinture, il fallait défendre d’autres abstraits, moins traditionalistes, en l’occurrence nous. Après le bruit que nous y avions fait, après l’impact formidable qu’elle avait eu sur Paris, revenir à la Biennale constituait une sorte de défi.
Aussi, je ne voulais pas seulement exposer un tableau, mais faire absolument entrer la rue dans le musée. A court de temps pour accumuler suffisamment d’affiches — je disposais de trente mètres à remplir —, j’ai eu énormément de chance en tombant peu auparavant sur ma grande affiche Carrefour Sèvres-Montparnasse (juillet 1961, 319 x 810, Musée national d’art moderne, Paris, déjà par terre, décollée d’une palissade en travaux.
Dufrêne me l’avait signalée. Je savais exactement ce que je voulais, et je l’ai trouvé, les yeux fermés. Nous avons pris trois taxis et l’avons emportée, de la rue directement au musée. La publicité pour Kodak restant soi-disant trop visible, j’ai reçu quelques coups de téléphone me suggérant de lacérer cette partie; mais je n’ai pas obtempéré. Au niveau des jambes, qui auraient dû être plus allongées, en revanche la restauration est moins bonne, on voit mon «coup de pouce» – je ne le regrette pas, parce qu’elles fonctionnent mieux ainsi, plus ramassées. Et puis l’expression «à emporter» était impeccable. J’ai présenté mes affiches sous forme de palissade, dans l’auditorium. Si je n’ai pas eu l’ombre d’une bonne critique, les peintres, de dix ans plus jeunes que moi, m’ont unanimement bien accueilli.
Cogniat était vraiment quelqu’un, un homme très affable, pas le moins du monde effrayé par ce que nous faisions. Il avait eu l’expérience des Allemands, et savait en conséquence qu’il fallait laisser toute liberté. Mathias Grünewald a fait ses écorchés, la laideur a toujours existé. J’en ai pour la première fois fait l’expérience enfant, à l’âge de huit ans. Ma mère, parlant à un graveur, s’étonnait qu’il fasse des gravures avec ce qui avait coulé; il lui expliqua que c’était le dégel, procédé absolument dégoûtant, qui lui permettait de faire des taches magnifiques en gravure. A cette époque, on ne voyait pas de peintures, on ne voyait pas de gravures; cette conversation fut une découverte.
Jeune homme pendant la Deuxième Guerre mondiale, vous avez connu une époque où la définition du Beau était soumise aux régimes autoritaires et totalitaires. Votre œuvre, basée sur l’insolence du choix, est un antidote à toute forme de propagande, au matraquage des messages publicitaires et idéologiques, dont le nazisme a assez fourni d’exemples. C’est autant le cas de vos affiches lacérées que de vos signes socio-politiques, auxquels vous travaillez depuis 1969. Concernant ceux-ci, un livre paru en 1939 a eu pour vous une importance fondamentale : il s’agit du Viol des foules par la propagande politique, du Pr. Tchakhotine, qui fut assistant de Pavlov, et prit pour point de départ de sa réflexion la façon dont Goebbels utilisa les méthodes de la publicité moderne pour favoriser l’accession de Hitler au pouvoir.
Jacques Villeglé. Lorsque j’ai commencé à prendre les affiches en 1949, il y avait encore en France pénurie de papier. Juste avant la Libération, les manchettes des journaux que je lisais titraient : «Demain, l’illégalité deviendra légale». Ce ne fut pas exactement le cas. Dans l’après-guerre, les éditeurs et les directeurs de journaux furent bien vaincus, car la censure continuait insidieusement, et tout au plus pouvaient-ils se plaindre que leur quota de papier était moindre que celui réservé à la publicité. Les personnes qui distribuaient le papier étaient en fait les mêmes que sous Vichy; pour elles, les éditeurs étaient des mal pensants, les journalistes le ferment de la révolution, et elles préféraient favoriser la publicité. En prenant les affiches, j’avais donc l’idée très nette de rendre à la culture ce qui était volé à la culture. Et en effet, plus tard on l’a bien vu, les affiches sont devenues culture.
J’ai lu le livre de Tchakhotine en 1952. J’ai appris il y a peu qu’il était mort à Moscou en 1989, où il était retourné je ne sais quand, à l’âge de 90 ans. On sait très peu de choses de lui. Tchakhotine faisait des dessins, le signe des trois flèches dynamiques, symbole des socialistes, qu’il voulait opposer terme à terme au signe de la croix gammée pour faire une anti-propagande. J’en suis parti pour mes signes socio-politiques. Je crois avoir apporté quelque chose de nouveau avec eux.
Les peintres abstraits me dérangeaient en cela qu’ils étaient centrés sur eux-mêmes; je me souviens qu’au moment de la guerre d’Algérie, on disait : «Le peintre abstrait tire un coup de fusil, et puis rentre chez lui continuer son paysage». Il y avait un décalage entre leur travail et leur époque. Les abstraits en étaient conscients, et culpabilisaient quelque peu. Un jour, j’ai trouvé un graffiti anonyme sur un mur, comme fait exprès pour moi, reprenant les flèches de Tchakhotine. Plutôt que de le photographier, j’ai décidé de créer un alphabet. Il existe des alphabets anthropomorphiques, zoomorphiques, diaboliques, toutes sortes d’alphabets; j’ai fait moi-même un alphabet, ce qui est le rêve de tout artiste. Cela me convenait parfaitement, car le point de départ était l’anonymat. Je ne me présente pas comme un peintre, mais comme un dessinateur de planches encyclopédiques.
Je travaille à des projets d’estampes; et maintenant que les marchands s’y intéressent, je fais davantage des choses qui ressemblent à des tableaux. Lorsque j’écrivais mon livre déjà , il m’arrivait de penser que je me contredisais; mais en fait la contradiction n’existe pas, seul le complémentarisme existe. Récemment, j’ai entendu quelqu’un déclarer à la radio : «Toutes les philosophies se contredisent, et pourtant toutes sont bonnes». Je me souviens aussi avoir accompagné Hains chez une sorte de médium, qui disait : «La vérité est comme un diamant dont on ne voit qu’une face».
Lorsque j’ai arrêté de prendre les affiches, ce qui représentait un travail fatigant, j’avais 75 ans; je craignais de perdre la volonté, et de perdre la maîtrise des gens qui m’aidaient – il y avait le risque qu’il prennent la maîtrise sur moi, ce qui aurait été affreux.
Il faut tout de même finir conscient. Mes assistants étant désespérés, je leur ai proposé de se recycler dans autre chose : ils sont devenus éditeurs, organisateurs de mes rapports avec certains pays. Mon chef d’atelier, du fait qu’il est gascon, s’entend ainsi particulièrement bien avec les flamands. Pour ma part, je me consacre aux signes socio-politiques.
Le volume La Traversée urbi&orbi (Transédition, Paris, 2005) constitue le dernier stade de vos écrits, qui présentent la particularité d’être en évolution perpétuelle : vous les retravaillez sans cesse, si bien qu’ils constituent un infini work in process. Pire, il me semble que, par ce jeu de développements, de digressions et de ramifications, vous réécrivez constamment votre premier texte, «Des réalités collectives», de 1958. Rien ne change et tout bouge à la fois ?
Jacques Villeglé. Je vous répondrai en faisant un parallèle avec le marché de la peinture actuelle. D’une année à l’autre, un peintre américain, par exemple, exposera des travaux absolument différents, pour la simple raison que son marchand dispose tout au plus cinq collectionneurs : il doit nécessairement leur fournir quelque chose de complètement nouveau pour susciter un nouvel achat. Moi, à l’inverse, je ne suis pas un professionnel.
Constable, le premier Anglais à avoir peint les nuages tels que nous les voyons, utilisait ses études de la nature pour composer des tableaux en style académique. Cette souplesse des artistes m’a d’emblée rebutée. Certains reniaient leur peinture d’hier au profit de celle de «maintenant». Je ne peux accepter que tout ce que je fais. J’ai évolué, mais je pense toujours la même chose que lorsque j’avais vingt et un ans. Certes mon travail a changé, parce que le décor de la ville a changé; mais ce que je faisais avant n’est pas plus mauvais que ce que je fais maintenant. Restany, et peut-être François Dufrêne, sont les seuls à avoir aimé mon premier texte – Hains était totalement rebuté. A ce moment-là , pour moi, il fallait imposer cette idée de l’anonymat, et l’éloignement du collage dans la façon de travailler. Lorsque Lacéré anonyme a paru en 1977, je ne l’avais pas remanié depuis 1975; mais je ne voulais plus y toucher, car je pensais qu’un artiste doit montrer comment il travaille. Même en 1975, j’employais sciemment des mots datant d’avant 1970.
J’ai laissé mon article sur Baader volontairement incomplet, sachant que la photographie du Plasto-Dio-Dada-Drama avait été découverte, mais ne l’ajoutant pas. On traversait par ailleurs une période économique épouvantable qui ne m’a pas permis de fournir un tel effort de volonté. J’ai préféré me dire que je réécrirai le livre – ce que j’ai fait, en changeant simplement de titre. Cheminements en est ainsi une version raccourcie.
J’ai un double intérêt dans mes lectures, qui me fournissent la matière de mon écriture. Lorsque je lis, en général des ouvrages qui n’ont rien à voir avec mon sujet, je note des passages : ce sont des digressions que j’intègre à mon livre par le biais du détournement. Ainsi, tout a à voir avec tout. Mon travail d’écriture est le contraire des affiches lacérées. Une certaine phrase m’a demandé au moins trois ans pour réunir ses mots; et puis un jour, sans rien faire, j’ai soudain trouvé une expression vraiment de notre époque, le dernier mot, qui m’a permis de faire toute la phrase, soit l’accumulation de tous les mots. Je trouve cela très amusant. Mais ça demande du travail.
Ce travail m’a réellement fait comprendre que nous ne sommes pas l’avant-garde, que nous ne l’avons jamais été. L’avant-garde, c’est le début du XXe siècle. Nous sommes une post-avant-garde : le comportement est différent, la façon de faire est différente, mais l’esprit est le même. J’en ai eu un exemple extraordinaire lorsque j’ai exposé au Lichtenstein, à Vaduz en 1974, dans un musée à la Tatline, construit sur un promontoire par un architecte cubain. Est arrivé non loin de là un autocar en provenance de Berlin Est, plein de vieillards; en voyant le bâtiment, trois d’entre eux s’y sont rendus à pied, et, après avoir grimpé la côte, sont tombés sur mes affiches. Le directeur du musée les a alors vus s’agiter tant et plus, faire du bruit, etc. Inquiet, il s’est vu répondre : «Nous sommes de vieux révolutionnaires, nous étions à Berlin à 1920, et tout ceci est notre époque».
Les affiches les avaient retrempés dans leur atmosphère – Berlin 1920. Schwitters cependant assemblait, lorsque nous décollons, ce qui nous donne davantage de liberté; nous ne faisons rien, et nous pouvons faire plus grand. Schwitters, même en voyage, dans une gare, trouvant quelque chose par terre, devait impérativement finir son collage. Je ne ressens pas ce genre de nécessité. Je me souviens qu’en 1960, ou 1961, à la galerie J, je protestais déjà que nous n’étions pas l’avant-garde. Alain Jouffroy, qui s’en réclame, a tort – car sa poésie descend d’André Breton en plein. Nous avons commencé post-cubistes, sommes restés dans l’esprit d’avant 1920, mais nous avons aussi apporté un comportement nouveau.