Odile Felgine. De quand date votre première rencontre ?
Jacques Villeglé. Mon premier souvenir de Pierre Restany me semble dater du 6 mars 1956, chez Colette Allendy. Je l’ai rencontré vraiment chez François Dufrêne, en décembre 1958. Il était avec le critique japonais Yoshiaki Tono qui désirait être présenté à de jeunes artistes français. François lui a montré des affiches lacérées, de petits formats en dépôt chez lui, simplement collées sur des cartons. Restany fut violent, les qualifiant de déchets couverts de pipi de chien. Après son départ, François Dufrêne était écoeuré. Je lui ai dit: «Non, nous lui avons présenté des choses trop petites, il n’a pas tout à fait tort. Les affiches lacérées prennent toute leur valeur sur de grandes surfaces. Mes petits formats ne seront valables qu’au regard des grands formats.»
J’avais chez moi de grandes affiches mais je ne pouvais pas recevoir, c’était trop petit. J’avais donc expliqué à François Dufrêne que je ne trouvais pas négatives les critiques de Restany. Celui-ci comptait que nous ayons préparé un ensemble valable, et il avait certainement déjà beaucoup bu en faisant sa tournée d’artistes avec Tono. Tout à coup, il a pris conscience de sa virulence et dit: «Nous avons trop bu, il faut manger !». Par le plus grand des hasards, un cousin de François de passage à Paris était arrivé quelques instants auparavant. Il était dans la restauration. François le pria de préparer un plat pour cinq personnes. Une dizaine de minutes après, Ginette nous apportait sur un plateau cinq assiettes composées de salade verte, tomates coupées en fines tranches et de charcuterie. Présentation grande brasserie. Je me disais que le Japonais et Pierre devaient être éberlués d’être aussi bien et vite servis car ils ne pouvaient deviner la présence du cousin-cuisinier. Moi-même, j’étais admiratif devant la présentation de ces aliments frais. Avec François Dufrêne, nous fûmes stupéfaits de voir Restany se ressaisir aussi rapidement. La fin de la soirée fut calme.
J’estime que ta réflexion est injuste. De nombreux petits formats sont admirables…
Jacques Villeglé. J’aime beaucoup les petits formats mais ne peut-on pas les comparer à des esquisses d’artiste ?
Physiquement, comment était-il ?
Jacques Villeglé. À cette époque, il était maigre, nerveux, cheveux coupés court et peut-être pour se vieillir et avoir une contenance, il portait une moustache. Il n’a pas cherché à m’interroger, il était à l’écoute, il attendait qu’on parle. Je ne l’ai pas fait, ce n’était pas possible à cause de son débit, direct, fébrile, rapide, c’est pour cela que j’ai écrit. Lors de l’exposition chez Colette Allendy, je ne l’avais pas vu, il avait dû faire une visite tardive, et il a écrit un article dans Cimaise paru en septembre. Deux autres articles avaient été consacrés à l’exposition.
J’avais senti qu’il me fallait répondre à celui de Pierre Restany car je n’étais pas d’accord avec lui. Donc, j’avais profité de ce que Dufrêne collaborait avec le directeur de la revue Grammes pour proposer à cette publication une mise au point intitulée «Des réalités collectives». J’avais perdu l’habitude d’écrire et j’ai dû mettre cinq semaines à rédiger cet article en mai 1958. C’était l’époque de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle et de ses amis. Malgré ces temps mouvementés où on voyait que le sort de la France allait basculer, j’ai toujours dit que cet article était une mise au point et non un manifeste. Je me méfie des manifestes, ayant lu, jeune, ceux des futuristes dans des publications de 1930 où je voyais par les reproductions qu’ils avaient mal fini picturalement.
Pourtant, tu as signé un manifeste…
Jacques Villeglé. Oui, nous y reviendrons.
Quelle a été la réaction de Pierre Restany ?
Jacques Villeglé. François Dufrêne lui a offert, à L’Escurial du carrefour Bac, le numéro de Grammes qui venait de paraître. Il l’a lu très rapidement et a approuvé : «c’est intelligent !». Moi, je ne l’ai pas vu. François Dufrêne et lui travaillaient à cette époque dans le même ministère, celui des Travaux Publics, boulevard Saint-Germain. Hains était également présent à la remise de la publication.
Le rencontrais-tu, toi-même ?
Jacques Villeglé. En 1959, j’ai organisé le «Lacéré Anonyme» chez Dufrêne. S’il est venu, je ne l’ai pas croisé. Par cette exposition, nous avons fait connaissance d’une relation de Raymond Hains qui comme lui fréquentait le Select à Montparnasse. Georges Noël faisait partie du jury de la 1ère Biennale des Jeunes de moins de trente-cinq ans de Paris. Il nous a informés que si nous apportions des œuvres, il soutiendrait l’admission de celles-ci à la Biennale. Dufrêne s’est donc chargé d’apporter les œuvres au jury qui nous a rejetés. Trois de ses membres, Georges Noël, Agustin Cardenas et Gérard Singer, ont menacé de remettre tout de suite leur démission si nous n’étions pas acceptés. Raymond Cogniat, le commissaire, ne voulait pas de scandale et nous a promis une salle particulière, l’Auditorium. Restany, qui faisait partie du jury pour la Salle des Jeunes Critiques, avait contacté Yves Klein qui proposait un Monochrome, Tinguely qui exposait un Metamatic et son ami, le peintre Claude Bellegarde, du Groupe «Espaces imaginaires».
Chaque fois que je rencontrais Pierre Restany, je le voyais très excité par notre prestation. Je considère que l’idée de la constitution du Nouveau Réalisme date de cette époque. Car notre participation a fait parler d’elle dans les journaux, Claude Roger-Marx, en première page du Figaro, a signalé les Affichistes, «deux jeunes Bretons», Tinguely, qui n’avait le droit de faire fonctionner sa machine que sur le parvis du musée, et Yves Klein. Il faut rendre hommage à Raymond Cogniat qui aimait surtout la peinture à l’huile figurative et qui pourtant a joué le jeu du commissaire sans rien laisser paraître de ses goûts picturaux. Je sentais Restany à l’unisson de Klein, Tinguely et nous-mêmes. Les réticences exprimées lors de notre première rencontre étaient totalement gommées. Il était animé quand il nous voyait. Par la suite, sans doute à partir du mois de janvier, j’ai entendu dire qu’il voulait créer un mouvement et nous exposer à la galerie Apollinaire de Milan. Mais comme j’étais malade à ce moment-là , j’ai subi une opération de l’estomac, et que je travaillais et avais une vie de famille, c’était Raymond Hains qui suivait l’affaire et me tenait au courant. Tinguely, quant à lui, était parti aux États-Unis pour son Hommage à New York au MoMA qui eut un retentissement considérable.
La Biennale de Paris fut donc capitale…
Jacques Villeglé. Oui. Pour moi, l’esprit du groupe Nouveau Réalisme commence le 2 octobre 1959, à la Biennale des Jeunes de Paris, où nous nous sommes retrouvés dans un climat de confraternité avec Pierre Restany. C’est elle qui lui a donné son impulsion. Auparavant, nous avions fait des expositions personnelles. J’avais écrit Des réalités collectives, texte qui, en avril 1960, a influencé le premier manifeste milanais de Restany. Il n’est pas inutile de faire cette précision car on passe trop souvent mes écrits sous silence. La théorie de l’appropriation, qu’Arman contestait d’ailleurs en 1992, vient de cet article et de ma collaboration avec Raymond Hains. Cependant, je ne retirerai pas à Restany ses mérites. Il fut à l’époque le seul critique à prendre une initiative heureuse. Les artistes qu’il a réunis se connaissaient mais la Biennale leur révélait leur différence, leur originalité, non pas à Paris mais dans le monde entier.
N’existait-il pas une sorte de complémentarité entre vous ?
Jacques Villeglé. Par l’intermédiaire de Niki de Saint Phalle, Peter Selz qui avait connu nos œuvres lors de la Biennale s’est rendu à l’atelier de François Dufrêne pour nous inviter à l’exposition «The Art of Assemblage» au MoMA à New York. Quand on dit que nous étions les petits soldats de Restany, c’est faux. Pierre Restany a eu l’idée de nous réunir, de nous donner un nom, une force supplémentaire, mais sans lui nous existions. Son action, qui nous a servis, lui a servi également. Je ne revendique pas la paternité du premier manifeste mais j’estime que j’ai dû être le seul à en être vraiment satisfait. Car il reprenait l’esprit de mon article Des réalités collectives dans un style plus volontariste. Comme il écrivait pour un groupe d’artistes, je trouvais tout naturel qu’il ne donne pas la source principale de son manifeste. Un texte de Jean-Robert Arnaud synthétise bien comment l’aventure du Nouveau Réalisme a été sollicitée dès l’origine par Pierre Restany. Il est paru dans Cimaise, en octobre 1986.
«Contrairement aux idées reçues, le Nouveau Réalisme ce n’est pas d’abord des artistes et ensuite un théoricien mais l’inverse. D’abord un combattant sans troupe, mais à la recherche d’individualités, et qui rencontra des artistes aux personnalités déjà marquées et qu’il sut, pour un court moment mais d’importance, 1960-1963, rassembler sous un label porteur et stimulant, le Nouveau Réalisme, qu’il inventa… (…) Pierre Restany cherche alors un ancêtre, il le trouve en Marcel Duchamp. Il l’impose non sans difficultés, mais il en fallait un pour le dépasser, et placer ainsi Les Nouveaux Réalistes à «40° au-dessus de Dada».»
Hains, lui, par contre, était très attaché à l’idée de singularité. Je noterai qu’en 1960, quoique par la suite théoriquement opposé à l’idée d’appropriation, Arman — et Martial Raysse — se faisaient photographier devant des palissades et des panneaux «Défense d’afficher», c’était alors le clin d’œil de deux artistes plus jeunes à notre action.
Peut-on parler d’«impératif de carrière» à propos du Nouveau Réalisme, comme quelqu’un le fait dans le livre ?
Jacques Villeglé. Cela m’a choqué. En avril 1960, j’avais trente-quatre ans. En général, les artistes forment des groupes avant trente ans. Donc, pour ma part, ce sont les circonstances qui ont fait que j’ai participé au Nouveau Réalisme. La Biennale de Paris a été pour moi la fin de la marginalité. J’ai fait paraître en 1999 une autobiographie s’arrêtant à la veille de cette Biennale. Je pensais qu’à partir de 1959, ma vie d’artiste pouvait être écrite par quiconque savait rechercher les sources dans les journaux, les livres, les catalogues de musée ou les calendriers des galeries. C’est en 1959 que Raymond Hains, Jean Tinguely, Yves Klein, François Dufrêne et moi-même avons compris, dans le rapprochement avec 400 artistes venus de 34 pays, que nous avions une singularité collective. Restany ne nous a pas pris à zéro. D’ailleurs, lui-même n’avait pas d’ambition carriériste, comme je le lui ai déclaré trois semaines avant sa mort, en 2003.
Arman a écrit que Paris manquait de lieux d’exposition à cette époque…
Jacques Villeglé. Surtout pour les jeunes. Mais pour les Affichistes et Klein, il y avait la galerie Colette Allendy et pour Tinguely, les galeries Denise René et Arnaud, n’est-ce pas dans cette dernière que l’amitié Pontus Hulten-Tinguely est née dès 1954 ? Restany a écrit dans la revue Cimaise dont le directeur était Jean Robert Arnaud.
Mais ce n’était pas de «grandes galeries» à l’époque…
Jacques Villeglé. C’est certain, mais je me devais de les citer, la galerie Colette Allendy a laissé beaucoup de traces dans l’Histoire de l’après-guerre à cause de sa diversité, la galerie Arnaud était plus limitée à la peinture abstraite, et la galerie Denise René n’est pas célèbre seulement par sa longévité et le patronage initial de Vasarely.
N’aviez-vous pas fréquenté d’autres groupes auparavant ?
Jacques Villeglé. Hains et moi avions frayé avec les membres de l’Internationale lettriste à la veille de la fondation de l’Internationale situationniste. Ils ont su vivre à l’écart du monde des médias et de l’exhibitionnisme créé par certains journalistes de la presse culturelle hebdomadaire dans les années soixante. Appartenir au Nouveau Réalisme nous a servis quelquefois, et parfois nous a desservis. C’est un parcours en dents-de-scie. Pour César, le Nouveau Réalisme était un moyen de montrer et de faire accepter les compressions que son marchand refusait. Il y avait une certaine rivalité de sculpteur entre lui et Tinguely. Contrairement à ce que répète Restany, c’est délibérément que César n’a pas été invité chez Klein pour la signature du manifeste des Nouveaux Réalistes. Klein n’aurait pas voulu déplaire à Tinguely. Au cours de la discussion, il a été question de César mais il avait en sa défaveur le fait d’être un sculpteur ayant le goût du travail manuel et il ne cachait pas son ambition de travailler le marbre comme les Grecs.
Restany était-il conservateur ?
Jacques Villeglé. Je ne suis pas un politique. Restany était un homme cultivé, pour lui la vie ne pouvait exister que dans le changement, en cela il était un progressiste. C’était quelqu’un qui n’avait pas peur d’affronter la nouveauté, les conflits. Il était à l’écoute des artistes jeunes qui proposaient de nouvelles techniques. Certes, il était contre l’art engagé. Benjamin Péret l’était également. Péret était-il conservateur ? Leur sens politique différait, Machiavel était une référence pour Restany. Il est évident que Restany, qui appartenait à une famille de pieds-noirs marocains résistants, était un proche de Jacques Dominati, de Jean Tiberi, qu’il avait travaillé dans les cabinets de ministres à tendance gaulliste. En 1958, Pierre Restany aurait pu choisir de devenir préfet ou député, il a opté pour la critique, un geste que je trouve financièrement courageux, la critique ne rapportait pas beaucoup d’argent.
Il croyait à l’art de participation…
Jacques Villeglé. Il y a des artistes qui participent, d’autres qui vivent en retrait, d’autres qui observent et font leur œuvre dans le silence. Restany a voulu que l’artiste joue le jeu de l’exhibitionnisme. J’ai préféré l’avis de Bernard Lamarche-Vadel qui a dit de moi que j’avais une apathie créatrice. La création est un secret et ne s’explique pas. J’étais toujours en désaccord pour qu’un critique, quelle que soit sa valeur, nous donne des conseils pour œuvrer. L’appropriation des affiches était vraiment une tentative d’observer la société, mais suivant un esprit de contestation non dirigé. J’ai toujours fait mienne la directive d’André Breton disant que l’artiste doit vivre à l’ombre de son œuvre.
Le Nouveau Réalisme prônait-il le consumérisme ?
Jacques Villeglé. Je ne vois pas comment, en prenant des affiches lacérées, nous prônions la consommation effrénée. Nous essayions de faire le tableau de notre époque avec des choses déchirées, nous prenions nos distances avec la politique. Nous avons commencé en 1949, la consommation s’est imposée avec la fin de la guerre d’Algérie. Quant à moi, je n’avais pas le goût des grands magasins, je les ai fréquentés par nécessité. (Rappelons-nous que même les épiceries de petit bourg tentaient le client.) Ce n’était ni dans ma culture, ni dans mes moyens. J’ai d’ailleurs connu dans ma jeunesse les journaliers auxquels le patron payait l’épicerie. Cela n’était plus possible dans les années soixante. Je n’ai eu la télévision qu’en 1976, j’avais cinquante ans.
L’ambition des artistes, c’était de créer une communauté d’esprit. Restany, de par sa formation première, a introduit des mots de propagande politique dans un milieu peut-être trop confiné mais dont le souci était celui de la création. Les Affichistes ont pratiqué l’éclatement de l’écriture, ont recueilli leurs affiches quand le slogan politique devenait illisible et que le sourire commercial était détourné. N’est-ce pas signe du refus de la communication propagandiste et publicitaire ?
Et j’ai souvent rappelé qu’après la guerre, les éditeurs, les patrons de presse se plaignaient que les quotas de distribution de papier leur étaient moins favorables qu’aux publicitaires. J’en déduisais que prendre des affiches pour faire des œuvres, c’était rendre ce qui était pris par le commerce et la propagande.
Les machines de Tinguely ne faisaient pas l’apologie de la consommation, le bleu de Klein était quelque chose d’un peu religieux, son faste était celui des processions de l’Église catholique, le tir, chez Niki de Saint Phalle, était dirigé contre l’autorité paternelle. La quantité chez Arman pouvait être une critique de l’accumulation de marchandises capitalistes… Restany complexait Spoerri en lui disant qu’il devrait faire des tableaux avec des bijoux plutôt qu’avec des reliefs de repas, un art de pauvre. Debord rejetait toute organisation picturale. Il n’entrait que rarement dans une galerie. Lorsqu’il y a eu l’Op-Art, en 1964, Pierre Restany nous a dit que nous étions finis, que les affiches lacérées n’avaient plus leur place dans le milieu de l’art. J’ai continué… Je ne sais pas si Pierre Restany était «optimiste consumériste», c’était un bon vivant, un jouisseur, qui aimait consommer, mais comme beaucoup. Ce fut son talon d’Achille.
Pierre Restany croyait au progrès…
Jacques Villeglé. Il croyait en tout cas à la force du commerce et de la communication… Il avait quatre ans de moins que moi. Il a eu vingt ans cinq ans après la fin de la guerre. Il a fait des études en Italie car il a deviné que la censure culturelle était beaucoup plus souple dans ce pays. Mussolini avait flirté avec les futuristes italiens et il faut se souvenir que l’Italie et Rome ont joué un rôle notable dans la formation de la culture européenne. Pour moi, il y a évolution mais progrès général ?… L’art est basé sur la sensibilité et il n’y a pas de progrès dans la sensibilité…
Le Nouveau Réalisme a été d’abord rejeté par les critiques «de gauche»…
Jacques Villeglé. Il est certain que José Pierre, critique proche d’André Breton, a commencé par contester les Nouveaux Réalistes. Mais, rapidement, il nous était plutôt favorable. Je crois même qu’il a très rapidement consacré de bons articles à Niki de Saint Phalle. Il reconnaissait à Restany une intelligence et une sensibilité indéniables. En 1971, la galerie Breteau avait invité quelques critiques à faire, l’un après l’autre, une exposition concernant leur activité. Restany avait dressé un monument sonorisé à Yves Klein, il y disait que c’était grâce à celui-ci qu’il avait compris que le métier de critique devait être non pas de rédiger des comptes rendus d’exposition mais d’être un soutien moral et actif pour les artistes. José Pierre, ayant entendu ce texte, avait changé d’avis et de comportement vis-à -vis de Pierre Restany. L’année précédente, dans Les Lettres Nouvelles, il s’était autorisé un compte rendu très ironique du livre fait en commun avec Pierre Cabanne, L’Avant-Garde au XXème siècle. Raoul-Jean Moulin, critique à l’Humanité, a fait beaucoup de voyages avec Pierre Restany et m’a rapporté que ce dernier avait été attentif aux artistes d’Europe de l’Est, à leurs travaux, même timides.
Pierre Restany était complexe…
Jacques Villeglé. Oui, je me souviens qu’il pouvait être déboussolé et très insolent quand on touchait à sa personne. Pierre Restany avait un tempérament de Méditerranéen, il n’avait pas la même culture que moi. Dufrêne, un homme du Sud, pouvait discuter indéfiniment avec lui, mais je ne suis pas sûr qu’ils s’écoutaient mutuellement, ils cherchaient des effets de parole.
Restany voulait être un chef d’orchestre et diviser le travail entre les artistes. Directeur artistique de la galerie J, il a décidé que je devais céder la place à Raymond Hains, jugeant que deux Affichistes, c’était trop sur le plan commercial, comme je le raconte dans ma biographie. Il lui était aussi passé par l’esprit que je sois spécialiste des affiches avec lettres, en 1963, peu avant le festival «Unformell-Informell neorealistisch» de Munich dont il reste une trace cinématographique (The New Realism in München).
Te souviens-tu de cette interview ?
Jacques Villeglé. Ludo Bekkers, chapitré par Restany, me demande en quoi mes affiches diffèrent de celles de mes collègues français et italien. Restany, pour l’exposition, avait choisi «Lettre de Cachin» lacérée et graffitée. Je pense que c’est alors que j’ai commencé à envisager un catalogue thématique des lacérations. J’aime beaucoup ce que dit Niki de Saint Phalle dans ce court métrage. Devant faire un tir, elle était venue séparément à ce festival et avait fait en sorte de ne pas être dans le même hôtel que nous. Tinguely s’était abstenu. Nous nous sommes donc très peu fréquentés alors. Donc elle répondit qu’elle ne se sentait pas vraiment «nouveau réaliste» mais qu’elle avait beaucoup de plaisir à exposer avec les Nouveaux Réalistes.
Et Jean Tinguely ?
Jacques Villeglé. Les réactions de Tinguely étaient beaucoup plus ambiguës. La première exposition parisienne des Nouveaux Réalistes fut organisée par Michel Ragon à la Porte de Versailles en novembre 1960 dans le cadre du Festival d’Avant-Garde. Le mot d’ordre de Pierre Restany fut que nous devions refuser toute participation pour garder l’exclusivité à la future galerie dont il serait le conseiller. Lui par contre était chargé de réunir des peintres abstraits autour de ceux dont il s’occupait alors. C’est dire qu’il pouvait s’activer. Nous, nous devions patienter. Tinguely a donc retourné la fiche d’invitation signée, datée, mais sans avoir précisé par une croix s’il acceptait d’exposer ou non.
Daniel Gourdon, lorsqu’il fit sa thèse de doctorat au cours des années 1990, fut tout étonné de découvrir cette exposition passée sous silence dans tous les écrits de notre inventeur. Tinguely, d’ailleurs, n’exposait pas avec nous mais avec le groupe «Art et mouvement». César était présent avec une compression, Ragon avait donc plus d’autorité que Pierre Restany auprès de son marchand, César laissant toujours à celui-ci la charge et les frais de transport.
Durant le festival Nouveau Réalisme de Milan, un photographe allemand, Lothar Wolleh, désirant faire un coffret sur notre groupe, était venu. Il nous avait photographiés séparément dans divers lieux de la ville. Le portrait devait être accompagné par la reproduction d’une œuvre que nous devions signer.
Je me souviens du passage de Tinguely lors d’un vernissage au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Il m’a entrepris longuement et fébrilement, me disant qu’il fallait que chacun demande au photographe 5 000 DM pour cette collaboration. J’avais l’impression qu’il n’était venu à ce vernissage que dans le but de communiquer ce message car il fréquentait très peu ce genre de manifestation.
Je pense qu’il a réussi par la suite à décourager César. Il n’avait pas approché Hains ni Dufrêne, l’un de nous trois lui semblait suffisant pour faire passer le message. Il fit échouer commercialement un autre projet italien peu après en n’y participant pas. Le projet fut réalisé sans lui mais sa non-participation fit que l’ensemble avait perdu de sa valeur. Tinguely n’exerçait pas une autorité complète sur son groupe car Spoerri a collaboré au projet de Lothar Wolleh. Tout comme Niki, il a participé à l’édition italienne.
Te souviens-tu de Restany en Italie ?
Jacques Villeglé. J’ai fréquenté Pierre Restany en Italie, à Venise en 1964 d’une part, puis lors du Festival des Nouveaux Réalistes à Milan. A Venise, nous exposions à la Galerie Del Leone dirigée par Attilio Codognato et les Camuffo. A Milan, il était vraiment le chef, il s’entendait très bien avec le conseiller municipal à la Culture, futur maire de la Ville. Il y régnait une atmosphère spéciale, beaucoup de manifestations dans les rues, notamment de laitiers qui défendaient «le meilleur lait d’Europe», cela m’avait frappé car ma mère était de la Manche, qui s’honore aussi d’un très bon lait. Les manifestants marchaient en rangs. Les voitures de police étaient devant, derrière venaient les techniciens de surface de la ville, bien qu’il n’y ait que très peu de tracts. Les années de plomb allaient arriver. Je me suis disputé avec Restany, j’étais très mécontent de l’accrochage à la Besana, le «Tapis Maillot», œuvre de 5 m de long, était caché par un tableau de François Dufrêne, les œuvres étaient suspendues par des filins. Il n’y avait donc pas le recul nécessaire pour voir le «Tapis Maillot». Il fallait donc retirer le tableau de Dufrêne et le mettre ailleurs. Restany a refusé d’un ton cassant.
Or les artistes ont généralement un droit de regard sur leurs œuvres. Le tableau qui gênait avait été rajouté. Dufrêne le trouvait meilleur que les autres. Il aurait aimé qu’il soit substitué à l’un de ceux-ci. Je ne réussis pas à convaincre Restany par mon premier argument. Le deuxième, d’où une bagarre avec le service d’ordre, c’était de décrocher moi-même l’œuvre et le troisième de dire à Restany «j’ai un contrat avec la ville de Milan pour exposer cinq œuvres. Dufrêne en a six.» Restany a pris le catalogue, l’a consulté et a vu que la sixième œuvre était celle qui gênait la vision de mon tableau. En ancien administrateur civil et non en défenseur des artistes, il a immédiatement donné l’ordre de supprimer l’œuvre encombrante, il a obéi au contrat. Dufrêne a compris mes arguments et, en toute amitié, a accepté le retrait de son tableau. Restany ne contrôlait pas les accrochages, s’il savait les critiquer, il ne savait pas les faire. C’est la seule fois où nous avons été vraiment violemment brouillés. Mais le lendemain, au moment du repas, au Biffi, ayant apporté de Paris beaucoup de coquilles Saint-Jacques, j’en ai offert deux ou trois à la table du conseiller municipal de Milan. C’était le seul mets mangeable, Restany en a profité. La vexation était oubliée.
Je l’ai revu en Italie en 1976 lorsque j’ai exposé à la galerie Sant’Andrea. Il jouait au grand maître, il prenait l’artiste en aparté, et discourait, en faisant les cent pas. Il m’avait parlé alors de la violence aux USA et de son optimisme, de son admiration pour le gouvernement et le peuple américains qui sauraient surmonter cette violence. Il laissait ses additions à Domus. Donc, au café où il passait ses soirées, il m’a invité et payé deux whiskies. Il avait un côté viveur, amusant. Pas une seule fois, il ne m’a cité dans Domus. Il était vraiment considéré comme un Italien quand il était dans ce pays. Mais les dernières années, j’ai l’impression qu’il y a eu des tensions.
Que penses-tu de cette idée de «dérestanysation» dont il est question à la page 113 de ce livre ?
Jacques Villeglé. La première dérestanysation vient du groupe Tinguely-Spoerri. Ce dernier organisait les expositions «Der Koffer» des Nouveaux Réalistes sans nommer Pierre Restany sur le carton d’invitation. J’ai été témoin des tensions entre Klein et Restany, je participais à la réunion des neutres» («Journée des observateurs neutres») chez Klein en octobre 1961, je le raconte dans ma biographie. Pour ma part, j’ai subi le pouvoir dictatorial de Restany.
Lorsque j’ai fait paraître le début de mes textes dans Leonardo, Restany m’a envoyé un petit mot de félicitations. Mais je savais que si je ne l’avais pas cité, il ne l’aurait pas fait. J’ai agi en diplomate et il m’en a été reconnaissant. Tandis que pour Cheminements 1943/1959, j’avais arrêté très volontairement le récit autobiographique à la veille du vernissage de la Biennale des Jeunes pour ne pas avoir à traiter de sa personne. Il ne s’y est pas trompé. Il ne m’en a pas accusé réception. Même en 1999, à la radio, dans une émission matinale de France Culture, il ne me citait pas, alors qu’il venait de travailler amicalement et professionnellement avec moi et qu’il se déplaçait à Poitiers pour mon vernissage.
Et l’exposition «40° au-dessus de Dada» ?
Jacques Villeglé. Nous n’avons vraiment connu Dada que par l’exposition de 1966 du Musée national d’art moderne au Palais de Tokyo. Mais nous trouvions ridicule ce titre «40° au-dessus de Dada». Toujours cette volonté de supériorité qui ne correspond pas au milieu culturel. On ne fait pas quelque chose pour déplacer les foules mais pour créer une beauté nouvelle. Klein, qui était à New York, a été bouleversé. C’était général. Je me souviens qu’à des gens qui disaient ironiquement, lors du vernissage, «40° au-dessus de Dada», je répondais sur le même ton «quarante ans après» pour signifier que je n’étais pas dupe. À la journée des «neutres», j’ai dit «chacun sa liberté mais la dénomination d’une exposition c’est comme une oriflamme. Il faut que tout le monde soit d’accord sur elle. Nous devons laisser la liberté à Restany pour le texte mais il doit nous soumettre le titre de l’exposition.»
En juillet 1985, lors d’une partie de campagne pour fêter les 40 ans de Daniel Abadie, je rencontrai J.R Arnaud et il me dit que pour l’exposition «40° au-dessus de Dada», Restany lui demanda son aide pour la mise en page de l’invitation. Je fus étonné qu’il soit allé solliciter l’aide du directeur d’une revue de tendance plastique contraire à la nôtre. C’était, selon moi, une marque de méfiance vis-à -vis des artistes qu’il comptait réunir.
Comment le qualifierais-tu ?
Jacques Villeglé. En 1981, à la sortie de l’exposition commémorative de la loi du 29 juillet 1981, chez Mathias Fels, Pierre Restany nous a accompagnés chez Georges à la Porte Maillot. Un artiste vantait sa propre collection qui pour moi n’était pas sensationnelle. C’était plutôt une collection de raccroc. Il «faisait le lion», comme on disait à l’époque romantique. Je lui dis alors: «comment peux-tu parler d’une collection qui n’a rien d’extraordinaire à côté de Pierre qui est le plus grand appropriateur mental ?». Quand le directeur de Up date Magazine a fait un numéro contenant un hommage à Pierre Restany, il m’a demandé ce que je pouvais dire de lui en un mot, je lui ai répété cette expression.
Quelles étaient les relations Restany-Klein ?
Jacques Villeglé. Restany a accompagné Yves Klein mais c’est Klein qui a créé son mythe. Et Restany a voulu «accaparer» l’artiste qui aurait eu sans cela la même carrière car c’est lui qui faisait les expositions, c’est lui qui en a organisé la symbologie. Vingt ans après la mort de Klein, Restany a écrit une plaquette concernant la symbologie des couleurs d’Yves. Il ne l’a pas fait de son vivant. Il savait que nous nous méfiions du côté ésotérique, rose-croix de Klein. Nous apprécions chez Klein son radicalisme de la monochromie, le courage de faire une œuvre avec cette simplicité de moyens.
Quelles étaient ses positions face à la nouveauté ?
Jacques Villeglé. Pierre Restany a toujours été attentif à toutes les formes nouvelles et j’ai toujours entendu les jeunes artistes reconnaissants de son accueil. Il était à l’écoute. Quand un jeune artiste lui expliquait ses projets, il avait la sensibilité de comprendre les intentions de l’artiste. Il lui apportait un vocabulaire. Il comprenait la nouveauté, l’originalité de l’œuvre. Il a été critique pendant cinquante ans. Il s’est fait un devoir de vivre avec toutes les évolutions de son temps. Mais le Nouveau Réalisme l’avait marqué. Il ne pouvait pas s’en débarrasser. «On peut se demander si le Nouveau Réalisme ne lui a pas finalement coûté plus que l’on s’imagine ordinairement» dit justement Richard Leeman (p 460).
A t-il évolué ?
Jacques Villeglé. Oui. Il s’est intéressé ensuite à l’écologie, qui comptait de plus en plus dans les élections en France. Je me souviens d’une Conférence au Centre Pompidou, sous la direction de Blaise Gautier, qui a eu un succès fou. La salle était remplie. Il a projeté le film de son voyage au Brésil. Il avait été impressionné par la nature extraordinaire de l’Amazonie. Il a mis tout son lyrisme dans le commentaire de ce film. Il a rédigé un manifeste, le manifeste du Rio Negro.
Quelques traits de sa personnalité…
Jacques Villeglé. Lorsqu’au cours de repas, on évoquait quelque chose, il était capable de trouver des exemples dans sa culture qui animaient la conversation. Je me souviens d’un dîner offert par le frère de Ginette Dufrêne, Raphaël Jouan, qui faisait des œuvres avec des boîtes de coca-cola, nous jouions avec le mot «coca-cola», j’ai parlé de Marie Alacoque, une visitandine mystique du Grand Siècle qui fut à l’origine de la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, et aussitôt, Pierre Restany l’a évoquée, en prononçant son nom à l’italienne et en complétant les prénoms (Margherita Maria Alacoqua). J’ai apprécié la diversité de sa culture… Il est indéniable qu’il avait une réputation internationale. C’était quelqu’un de verbalement courageux, parfois jusqu’à l’inconscience. Une des premières fois qu’il est allé au Japon, il n’avait pas un franc, sa femme Jeanine disait «il a pris l’avion comme Lavarède avec cinq sous en poche». Il a appris à être un vrai pique-assiette auprès des organisateurs, des municipalités, leur laissant dans les hôtels de belles ardoises, mais c’était de bonne guerre.
Il est attaqué aujourd’hui…
Jacques Villeglé. Étant donné que son verbe pouvait être d’une grande virulence, qu’il pouvait proférer les insultes les plus fortes et ridiculiser son adversaire, qu’il n’hésitait parfois devant rien, il s’est fait des ennemis, il a blessé des artistes. Il était très craint et on peut dire que beaucoup jouaient son jeu sous la forme participative. Beaucoup de gens craignaient de travailler avec lui. Il y a eu des brouilles, des réconciliations, des ruptures. C’est à juste titre que Richard Leeman peut dire que Restany fut un meilleur polémiste que théoricien (p 448).
Que pensait Pierre Restany de la situation des Nouveaux Réalistes dans le monde ?
Jacques Villeglé. Il dit dans ses écrits que Sidney Janis voulut reprendre à New York la confrontation entre artistes new-yorkais et parisiens qu’il avait organisée à Paris, galerie Rive droite. Il avait alors écrit son dernier manifeste NR «Un nouveau sens de la nature». Lorsqu’il arriva à New York, venant du Japon, peu après le vernissage qui avait eu lieu le 31 octobre 1962, il comprit par l’accrochage que Janis n’avait tenu aucun compte de son intention de confrontation, les œuvres des Parisiens n’étaient pas mises en valeur et beaucoup n’étaient pas exposées. Seul un court passage de son manifeste avait été traduit sous prétexte de difficultés de traduction.
Dans ses conversations, Restany, parfois, ne tenait pas le même discours que dans ses publications. En lisant sa lettre du 27 décembre 1964 à Leo Castelli, publiée par Critique d’art à l’automne 2003, après son décès, on peut croire que leur relation fut sans nuages. Les paroles s’envolent, les écrits restent.
Lorsqu’il racontait cette mésaventure américaine, il confiait que Castelli, ayant eu connaissance du projet de la Sidney Janis Gallery, conseilla à Janis de le saboter car c’était un faux-pas. Aucun parallèle entre art parisien et nouvelle école américaine ne devait être. Gérard Deschamps faisant un vernissage à la galerie J au mois de décembre, Restany en profita pour introduire dans le dépliant accompagnant l’exposition la traduction de son texte A New Idea of Nature, et je me souviens de l’avoir vu l’offrir au critique Ashbery en lui disant «tu vois, ma préface a pu être traduite.»
Ce fut l’un des grands échecs de Restany qui se flattait de rapports cordiaux avec Castelli, personnage influent, méditerranéen, qui, comme lui, reconnaissait le ready-made de Marcel Duchamp comme précurseur de la nouvelle génération américaine. Il n’avait pas les qualités de cet homme tiré à quatre épingles, courtois, au verbe mesuré, évitant les invectives, sachant choisir et respecter ses partenaires. Même si Restany a su ouvrir sa galerie à des artistes américains inconnus alors en Europe, tels Cy Twombly ou ceux de la côte ouest, ne s’était-il pas trompé lourdement sur les capacités de galeriste de Jeannine de Goldschmidt ? À travers Malraux, qui, dès 1959, avait distingué nos œuvres, il n’a pas su intéresser l’institution française, comme Castelli su avoir l’oreille de Kennedy et obtenir l’aide de l’institution militaire aéroportée américaine en 1964.
La dernière fois que je l’ai entendu conter l’épisode de la Sidney Janis Gallery, ce fut le 14 mars 1998, au cours du colloque le Nouveau Réalisme à l’auditorium Colbert de la Bibliothèque nationale de France. Il est regrettable que son intervention, jusqu’alors inédite devant un large public, n’ait pas été rapportée dans la publication éditée par la Galerie nationale du Jeu de Paume l’année suivante.
Qu’as-tu pensé de la lettre de Gérard Deschamps contre lui ?
Jacques Villeglé. Je me suis toujours bien entendu avec Gérard Deschamps même quand il avait des opinions trop arrêtées. J’ai essayé de canaliser ses dires, il faut vivre en société. La lettre ouverte qu’il a écrite et adressée à Monsieur Jacques Chirac, Maire de Paris, le 10 mai 1983, le Musée municipal envisageait alors une exposition des Nouveaux Réalistes, j’aurais pu jusqu’à un certain point la signer. Mais je disais à Gérard Deschamps «il faut continuer à travailler notre oeuvre en combattant Restany dans la mesure du possible.» Bien entendu, nous n’étions pas favorisés car les critiques se défendent entre eux et considèrent souvent les artistes écrivains comme des gêneurs. Jeune, j’avais entendu dire que les artistes plasticiens écrivains ne sont pas de bons peintres. Malgré cette opinion défavorable, j’ai pensé qu’il me fallait écrire pour marquer ma différence et m’affirmer face à un théoricien ambitieux. Chaque fois que j’ai vu la lettre, soit à la rétrospective de Gérard Deschamps de l’an 2004, à Issoudun, soit à la Rétrospective des Nouveaux Réalistes, en 2007, au Grand Palais, j’ai estimé que j’aurais pu la contresigner, malgré sa violence. Mais que c’était une erreur tactique, qu’il valait mieux essayer de lutter sans rupture… Restany n’a cité qu’une seule fois Des Réalités collectives mais c’était dans une collection dirigée par Bernard Lamarche-Vadel. Je soupçonne celui-ci d’avoir fait lui-même la note.
La lettre de Gérard Deschamps eut un effet bénéfique sur notre participation. Peu de temps auparavant, j’avais pu avoir péniblement un rendez-vous avec le commissaire d’exposition, Marie-Odile Briot, 43 ans, qui n’avait aucune connaissance de notre milieu, de notre mouvement. Sans doute préférait-elle la Nouvelle Figuration, Support-Surface ? Au cours de notre entrevue, je lui avais expliqué que si elle nommait Pierre Restany comme commissaire d’exposition, elle allait faire face à tous les ennuis ! Refus de participation des artistes, pressions auprès des collectionneurs pour qu’ils ne prêtent pas leurs œuvres, etc… Je lui conseillais de traiter Restany comme un simple membre du mouvement pour améliorer nos rapports. Je lui avais auparavant adressé plusieurs courriers et devinais son ignorance de l’histoire contemporaine, ignorance encore courante à l’époque dans le milieu muséal. Souffrante, elle a passé la main peu après à son adjoint Sylvain Lecombre et voyant les réels efforts qu’il faisait pour pallier à tous les manques culturels de la direction de ce musée, j’ai accepté cette exposition.
La dernière fois que j’ai rencontré Pierre Restany en ville, il sortait du cocktail qu’organisait fin 2002 Édouard Adam chez Mourlot, rue du Montparnasse. Il en sortait, j’y arrivais. Au cours de la conversation, il m’a demandé comment se présentait l’exposition de Gérard Deschamps chez Martine et Thibault de La Châtre, rue de Verneuil. Je lui fis beaucoup de compliments, en disant qu’il était regrettable que les locaux ne soient pas plus vastes car l’œuvre méritait une meilleure mise en valeur. Pierre a accueilli ma réflexion comme si Gérard ne l’avait jamais blessé.
Certains insistent sur sa générosité…
Jacques Villeglé. Je me suis demandé quelle était l’attitude de Pierre Restany vis-à -vis de l’argent. En 1999, étant invité par le Confort moderne de Poitiers à exposer, la commissaire de l’exposition, Dominique Truco, avait choisi comme critique Alain Jouffroy. Mais je lui ai dit que depuis une dizaine d’années, je rencontrais fréquemment Restany et que je lui avais parlé de ma nouvelle période d’affiches lacérées que j’allais exposer à Poitiers. Que j’avais senti que Pierre Restany était très intéressé par ma nouvelle manière d’opérer en régions avec l’Atelier d’Aquitaine et qu’il me serait favorable. Elle tenait beaucoup à Alain Jouffroy à cause de sa dimension poétique. Comme elle ne refusait rien aux artistes, elle a accepté d’inviter aussi Pierre Restany. Je lui ai demandé quel serait le montant de ses honoraires. Elle m’a répondu 3 000 francs. J’ai pensé que c’était un peu faible pour un critique de son renom. Elle ne pouvait faire plus. Et je lui ai dit que cela devait être bien spécifié dans la lettre d’invitation pour qu’il n’y ait aucun malentendu. Jamais il n’a été question d’argent pendant la préparation de cette exposition. Pierre Restany est venu un matin voir à l’ordinateur les reproductions de tableaux, il a pris des notes et il m’a emmené avec ma fille Valérie déjeuner Au Père Tranquille. Je voyais qu’il était très satisfait d’être invité à Poitiers. Son article a été un article de critique bien complet, il n’a pas oublié de citer Pierre Henry qui devait sonoriser les salles d’exposition, ni de parler de ses collaborations avec les artistes plasticiens. Il s’est déplacé pour le vernissage et je ne l’ai jamais entendu faire la moindre allusion au montant de ses honoraires.
Il s’est conduit ainsi avec tous les artistes, là j’en avais une preuve nette. Mais il pouvait se laisser tenter par certaines invitations plus lucratives. Ainsi lors de ses voyages au Japon, lui qui écrivait en 1960 que la peinture de chevalet avait fait son temps, allait apporter son autorité aux expositions d’IMAI et passait sous silence l’œuvre de notre ami Tetsumi Kudo dont les créations n’étaient pas aussi bien reçues dans son pays qu’à Paris.
A t-il eu des héritiers en matière de critique ?
Jacques Villeglé. François Pluchart aurait bien voulu être son héritier, Bernard Lamarche-Vadel aimait se comparer à lui mais il n’en avait pas la résistance. Alain Macaire, directeur de la revue Canal, peut être également cité. Ces critiques tous décédés prématurément m’ont été favorables. Restany était quelqu’un qui avait des nerfs à toute épreuve et une force combative tenace. J’aimerais citer Gérard Xuriguera qui «nonobstant le parcours et des choix esthétiques dissemblables» de Pierre Restany eut l’intelligence de le choisir pour sélectionner les artistes devant être représentés dans le Parc olympique de sculptures de Séoul réalisé en 1987-88. Cette aventure unique est rapportée dans la biographie parue en 2007 sous la signature de Nathalie Cottin, éditions Toute Latitude, Paris.
Était-il un grand orateur ?
Jacques Villeglé. Oui. Je l’ai vu et entendu faire des discours les yeux fermés. Quand il voulait se donner le mal de faire une conférence, c’était remarquable. Il n’avait pas de notes, fermait les yeux, et de gestes légers, il soulignait ses paroles. Son égocentrisme limitait sa nécessaire volonté de puissance. C’était un pur intellectuel. Quand il vivait avec sa deuxième femme, Jeanine, son bureau était une chambre de bonne sans confort. Je me disais que si on l’avait mis au sixième sous-sol avec un téléphone, il n’aurait pas souffert du manque de soleil ni de quoi que ce soit. Je me souviens d’une conférence qu’il avait faite en Allemagne en 1997 dans le vestibule d’un grand hôtel particulier, la Villa Merkel. De la pièce, on voyait le buffet, tout le monde s’y était rué au bout d’un quart d’heure. Il a fini par rester tout seul dans le vestibule, il continuait sa conférence comme si de rien n’était, il avait une sténographe et un appareil enregistreur, j’étais le seul auditeur. J’allais de temps en temps chercher un petit-four ou un verre de champagne. Au cours du repas qui a suivi, il m’a dit: «mon discours était peut-être un peu long mais cela en valait la peine». C’était bien lui, de parler devant une salle vide et sans broncher, sans raccourcir son texte. Je pensais qu’il aurait pu inspirer une caricature de Sempé.
Son activité a été prolifique…
Jacques Villeglé. Il a eu un mode de vie nomade. C’est seulement à la fin de sa vie qu’il a disposé d’un appartement-secrétariat pour lui seul. Auparavant, il avait toujours vécu soit à l’hôtel, soit chez une âme bienveillante. Venant du Maroc, se rendant rarement à Amélie-les-Bains, ville d’origine de ses parents, il devait se sentir expatrié, il se réchauffait auprès de Méditerranéens, des Grecs, des Catalans, des Espagnols de passage à Paris. Il a fait le tour du monde, c’était un globe-trotter. C’est un des rares critiques à s’être intéressé alors à l’Europe de l’Est, au Brésil, au Japon, à l’Argentine… Il avait une confiance totale dans la vie. Il écrivait comme il parlait, il avait une vraie facilité d’écriture. Ses textes pour des catalogues arrivaient au dernier moment, par fax, à huit heures du matin, écrits à la main et en majuscule pour que les dactylos ne fassent aucune erreur. Il avait un grand sens de la précision.
Il a préfacé un catalogue de Bryen…
Jacques Villeglé. Il aimait beaucoup Bryen, non le peintre tachiste, mais l’artiste à l’esprit déroutant, à la vive intelligence poétique. Il l’a défendu, il l’a fait décorer de la Légion d’Honneur par Jacques Chaban-Delmas. Mais c’est l’homme qu’il aimait. Nous en avons souvent parlé ensemble, Bryen était entre nous un lien.
Il a écrit «la critique d’art est une activité résiduelle»…
Jacques Villeglé. J’ai trouvé cela lucide. C’était, si je me souviens bien, dans une réponse à une enquête de l’hebdomadaire Arts dans les années soixante. Cela permettait d’excuser certains de ses comportements. Les gens qui le louent sans nuances ne sont parfois pas remontés aux sources.
Il avait le sentiment, à la fin de sa vie, de s’être dispersé…
Jacques Villeglé. Peut-être a-t-il également manqué de rigueur…Mais on ne peut pas lui enlever ses mérites. C’est un monde, Restany. Cinquante ans de critique, c’est unique.
Tu soulignes souvent l’importance de Jarry dans ton itinéraire de créateur…
Jacques Villeglé. Oui. Après l’occupation, toute la culture des avant-gardes du début du XXe siècle nous a été révélée au compte-gouttes. Ma génération devait digérer tous ces bouleversements que l’éducation lénifiante de l’État français censurait. Je me sentais personnellement incapable de dépasser du jour au lendemain cette génération des Picasso, Matisse, Léger. Je m’en suis sorti inconsciemment par le comportement, c’est-à -dire en prenant des affiches toutes faites sur les murs. Je connaissais bien l’œuvre de Jarry et j’éprouvais une grande admiration pour lui, d’avoir porté sur la scène d’un théâtre réputé de Paris une œuvre conçue par des lycéens de Rennes, qu’il avait dénommée Ubu-Roi. Cette œuvre est gommée dans les initiatives restanyennes. La réévaluation du rôle de l’auteur que j’ai faite en créant le «Lacéré anonyme» ne semble pas l’avoir inspiré. Je pense que le concept des abstractions personnifiées hainsiennes, conçu lors de la formation du groupe des Nouveaux Réalistes, lui convenait mieux. Le débat est ouvert.
En conclusion, ne peut-on parler d’un attachement un peu cruel entre vous ?
Jacques Villeglé. Peut-être que comme L’Arétin, Pierre Restany était le flagellant des artistes. Durant sa vie, il a connu de multiples brouilles avec ses amis. Je crois que je n’ai pas rencontré d’artistes, à part César, qui ait vécu avec lui dans une confiance durable.
Lors de son enterrement, les lumières de l’église Saint-Germain des Prés étaient toutes éteintes. Je me demande si le curé de la paroisse n’avait pas été choqué par son discours lors de l’enterrement de César. La cérémonie a été rendue d’autant plus émouvante par cette obscurité, ce côté sinistre. Quand nous sommes arrivés au cimetière Montparnasse, j’ai remarqué que la majorité de ceux qui accompagnaient le cercueil étaient des artistes. Et je me suis fait une première réflexion: «je n’en vois pas un seul qui n’ait pas eu une altercation avec Pierre». Puis je me suis dit: «C’est un homme qui a toujours vécu avec les artistes, qui ne se plaisait vraiment qu’avec eux. C’est pour cela qu’ils ont éprouvé cette attirance et qu’ils sont présents». Le soleil de juin était au zénith après l’obscurité de l’église, cela a pris très vite un air de partie de campagne. Et c’est la première fois de ma vie que j’ai vu que les assistants d’une mise en terre se groupaient au bord d’une grande allée et se faisaient photographier. Dans le groupe, un seul est resté à l’écart car il avait eu des conversations presque quotidiennes avec Pierre Restany avant sa mort et qu’il l’enterrait un peu comme un père, Jean-Pierre Raynaud.
Dans ce même cimetière Montparnasse, avec lui, nous avons également enterré Bryen, Dufrêne puis, en 1987, Louisette Bryen. Pour des raisons de police ou de succession, l’enterrement eut lieu trois semaines après son décès. Elle n’avait pas de famille à Paris. L’assistance était peu nombreuse. Un jeune pasteur légèrement bronzé, vêtu à la Sherlock Holmes, dit quelques prières. D’un commun accord, il fut demandé à Pierre de prononcer quelques mots. Avec tact, il répondit à la demande et évoqua la veuve qui vécut dans l’ombre de l’artiste, reprenant des phrases de saint Paul qu’avait citées le pasteur. Ces quelques mots furent dits avec spontanéité et une simplicité amicale touchante.
La relative hostilité de Pierre Restany, non pas contre mon œuvre, mais contre la dualité Hains-Villeglé difficile à présenter aux collectionneurs, cette hostilité m’a servi car j’ai voulu écrire, expliquer toutes mes différences avec lui. Cet effort m’a beaucoup intéressé, beaucoup plus qu’avec un Restany bienveillant.
Janvier/Mars 2010