«I’ve heard about…» : une exposition de l’agence R&Sie(n), fondée en 1993 et aujourd’hui constituée de François Roche (R), Stéphanie Lavaux et Jean Navarro (avec Benoît Durandin), dont les créations, visibles à Venise, à Orléans ou très récemment au Centre Georges Pompidou («Architectures non standard»), s’apparentent autant à l’architecture qu’aux arts plastiques qui les inspirent et avec lesquels elles dialoguent.
L’exposition échappe à la difficulté propre à celles d’architecture même expérimentale (maquettes et images présentées comme les ersatz d’œuvres à voir ailleurs ou à venir), car, présentant le projet d’une ville utopique, elle est une œuvre, co-signée par le groupe et nombre de personnalités extérieures. Elle est pensée comme une installation, ou comme une expérience ainsi que l’annonce le sous-titre («an experiment»). De «I still believe in miracles», titre des précédentes propositions du lieu, à «I’ve heard about…» quelque chose se trame, qui exige bien la participation du spectateur et qui se fonde sur un «je» ambigu qui pourrait être infantilisant (ce «vous» devenu «je» étant un trait récurrent de la communication actuelle) si la langue anglaise (parfois mal venue dans les titres mais ici parfaitement à sa place) ne créait un déplacement de sens qui constitue déjà un pas dans l’imaginaire.
Cette expérience fait écho à celle proposée il y a quelques mois par Rirkrit Tiravanija — l’espace est toujours le sien, la présence tutélaire de Bruce Sterling, maître américain de la littérature cyberpunk, et d’un son magnifiquement travaillé (une voix, même, dans un mur) l’évoquent fortement. Le groupe travaille toujours en fonction d’un lieu et ici le passé récent de l’ARC dans ce si puissant Couvent des Cordeliers a été mis à contribution — l’étrange, l’imaginaire, la science-fiction sont des clefs pour s’y introduire.
L’interaction avec le spectateur est donc mise en avant, ne serait-ce que dans la structure transformée en salle d’hypnose. Il semble vraiment que l’on rejoue aujourd’hui à tous les niveaux le dernier XIXe, des possédés de Dostoïevski poseurs de bombes aux expériences de Charcot ici réactualisées dans un contexte de science-fiction (le futur tel qu’il était imaginé dans les années quatre-vingt). Quelque chose de nostalgique se niche ici volontairement, que l’on retrouve dans le long texte du fascicule proposé aux visiteurs, inspiré du Je me souviens de Georges Perec. Tout en bout d’exposition, dans le quatrième espace, la chambre hypnotique accueille donc par cinq ses patients, invités à s’asseoir dans ses entrailles ou au cœur de ses racines, guidés par la voix de François Roustang, membre de l’École freudienne, et accompagnés chacun par un petit écran montrant le visage d’un homme âgé qui ferme et ouvre les yeux.
Ce visage qui clôt l’exposition renvoie à celui qui l’introduit, sur un écran de format moyen dans un film de trois minutes, celui d’une petite fille aux cheveux noirs avec un fichu blanc sur la tête, issue de quelque secte, qui se balance très légèrement, regarde fixement le spectateur et l’inquiète — montrant un instant une dent manquante. Elle est aussi d’une certaine manière présente dans la dernière salle avec la chanson Un, deux, trois, nous irons aux bois qu’on peut imaginer comme étant l’air qu’elle a en tête (air qui se finit bien mal, si j’en crois ma mémoire). Cette fillette annonce ainsi dès l’entrée l’atmosphère d’angoisse diffuse que cherchent à produire les architectes.
Au milieu de ces deux espaces qui résonnent donc entre eux, des maquettes sont mises en valeur par un éclairage fort — elles sont posées sur trois plateaux reliés au sol par des tubes et sont accompagnées d’écrans et d’un dessin de très grand format, qui est aussi un guide, réalisé sur des rouleaux de papier accrochés au mur. Ces maquettes sont angoissantes par leur caractère organique — «Le corps est une ville, la ville est un corps» — et végétal — la végétalisation de l’architecture est souvent liée aux travaux de R&Sie(n). Elles évoquent le monde des profondeurs sous-marines ou celui du surréalisme (les paysages de Max Ernst). Elles sont également angoissantes par leur aspect minimal (couleur blanche, «flatness» annoncée dans le sous-titre) et même aseptisé (un laboratoire) qui produit de la distance. Des vitres les laissent voir mais les retiennent tout à la fois comme si elles pouvaient être menaçantes (une architecture sans contrôle, inconsciente, proliférante, «growing», telle que montrée dans le film projeté dans la dernière salle).
Angoissants encore les sons (bruits, voix) qui sont autant de surprises (au-dessus d’une porte, dans un coin) et l’aquarium de Tiravanija, fermé de vitres translucides laissant voir des néons jaunes qui forment les mots «Booking Services» et un panneau de défilement annonçant une ouverture le lendemain (de 14h à 15h) (toujours remise donc, toujours au futur). Car l’exposition parle avant tout de ce qui échappe, dans un futur inatteignable ou dans un présent menacé, par exemple avec les fascicules (dits «Protocole territorial» et écrits sur les conseils de Sterling) posés en tas devant une soufflerie qui les maintient dans une fraîcheur loin de laquelle ils s’effacent.
Paris serait, pour François Roche, la Vienne de Musil, qui était aussi celle de Freud : c’est ce que dit et montre cette belle exposition aux formes pensées, une ville sous cloche, mais qui remue, pour risquer un jour de se libérer et, au sein de cette structure pâle et brumeuse, de pousser un cri.