L’anonymat des villes, la personne avalée par la foule, le détail familier s’enfouissant dans la plaque pétrifiée d’une ville hypertrophiée: telles sont les cibles d’Isabelle Grosse. Et c’est toujours d’un signe anodin qu’elle use pour indiquer, sans trop d’effet, le malaise indicible que génèrent par leur rythme mécanique ces grands ensembles urbanisés.
Le regard que porte Isabelle Grosse sur le spectacle du monde est à double tranchant. C’est que la façon dont elle en montre la trame est par elle-même duale: tantôt signe graphique qui discerne, énumère, inventorie les éléments sériés de vues photographiées; tantôt geste itératif, compulsif, d’un montage brassant en boucle l’image filmée. Signe identique à lui-même par delà ses deux configurations, l’une statique, l’autre animée — toutes deux réduisant (au sens d’un raccourci vers l’essentiel) le geste de l’artiste à un accent formel dont la force procède directement de son intrication avec le lieu.
Chicago. La photographie comme témoignage de la réalité de la ville: un amas de blocs ternes ferme l’horizon d’une croûte grossière. Chaque immeuble est cerné d’un trait blanc régulier qui souligne la position de chaque plan de façade. Dénotation du nombre, certes, mais par ce qui en reste de singularité, dernière trace d’incongruité au sein d’un univers formaté.
Abattoirs de Rungis: des carcasses pendent aux esses; chacune d’entre elles est cernée du même trait distinctif et dégage ce rythme étrange, sourd, d’un flux continué.
Entrepôt barcelonais: des containers bigarrés, alignés dans l’attente d’un transit, révèlent au gré du trait l’empire consommé du capital.
Manifestation protestataire de policiers: des silhouettes concaténées, orientées selon un flux que leur corps seul manifeste, sont singularisées par ce même portique au blanc immaculé qui souligne, subtil, le décalage léger de chaque posture rangée, totalitarisée même — une certaine humanité demeure…
Les vidéos d’Isabelle Grosse scandent la même question de l’élément en regard de l’ensemble, et des flux dont il garantit, bon gré mal gré, l’insidieux déploiement. A l’instar des photographies que l’artiste délivre comme purement documentaires et que son sceau vient indexer, le matériau premier des vidéos est l’image médiatique prise au premier degré et qu’un montage dénature pour en révéler une face a priori inavouée. Ainsi des vues des supporters du PSG au hurlement organisé, ou du «chauffage» du public d’une célèbre émission dite précisément de télé-réalité.