PHOTO

Isabelle Gaudefroy

La Fondation Cartier propose, avec Soirées Nomades, une programmation pointue de spectacles vivants conjointement à ses expositions. Isabelle Gaudefroy en est la responsable .

Par Samantha Longhi

Samantha Longhi: Quel est votre parcours professionnel?
Isabelle Gaudefroy: J’ai commencé à travailler en 1995 au Théâtre des Amandiers à Nanterre, puis sur les relations avec le public dans un festival de théâtre international. Et j’ai été embauchée à l’Atem, une structure de production qui était en résidence au Théâtre des Amandiers en tant qu’assistante de production puis chargée de production.
Je suis arrivée à la Fondation Cartier en 1999 pour prendre la suite de Serge Laurent aujourd’hui en poste à Beaubourg.

Comment mettez-vous en place la programmation des Soirées Nomades? Le lien avec les expositions de la Fondation est-il ténu ou y a-t-il une part de liberté?
Il y a rarement un lien avec les expositions pour de nombreuses bonnes raisons. Tout d’abord, nous faisons beaucoup d’expositions monographiques, et dans ce cadre, il est très difficile d’organiser des soirées en lien direct. Et surtout, les Soirées Nomades ont une programmation à part entière que nous souhaitons être de qualité et valable en tant que programmation de spectacle vivant dans le contexte culturel parisien. Par conséquent, nous n’avons pas voulu nous brider par une démarche illustrative. Nous souhaitons que la programmation soit vue pour sa qualité intrinsèque. Evidemment, quand on a l’occasion de faire des ponts avec les expositions, on le fait. Par exemple, au moment de l’exposition Désert, en 2000, nous avons été heureux d’accueillir des musiciens gnawa bien que nous nous consacrons peu aux musiques traditionnelles, les soirées nomades ayant vocation à présenter la création contemporaine.

Les Soirées Nomades ont privilégié à leurs débuts la danse, puis l’accent fut mis sur les musiques actuelles et électro. Aujourd’hui, avez-vous une préférence dans votre orientation?
Serge Laurent, mon prédécesseur, était très féru de danse. Entre temps, la situation à Paris a énormément changé. Dans les années 90, pour les projets de jeunes chorégraphes contemporains émergents, il existait uniquement la Ménagerie de Verre. Le Théâtre de la Ville ne présentait aucune de ces personnes, le Théâtre de la Bastille se situait sur d’autres types d’esthétiques. Le Cnd, à l’époque le Tcd, ne présentait pas encore les grandes figures de la scène émergente telles que Emmanuel Huynh, Boris Charmatz, Loï;c Touzé, Rachid Ouramdane, etc. Ces artistes n’avaient pas l’opportunité de montrer leur travail ailleurs. Le paysage a changé depuis: le Cnd, le Théâtre de la Bastille, le Théâtre de la Ville, Beaubourg, le Festival d’Automne ont aujourd’hui une place très importante. Pour nous, cela n’a plus vraiment de sens de privilégier la danse. Nous nous concentrons sur des projets particuliers adaptés au lieu, car nous voulons mettre en place une programmation qui se distingue.

Mon parcours étant surtout lié au théâtre et à la musique, j’ai commencé à mon arrivée à faire des soirées un peu différentes, des lectures, etc. J’ai également mis l’accent sur la musique. La situation parisienne des musiques actuelles a évolué un peu dans le même sens que pour la danse. A la fin des années 90, le Batofar venait juste d’ouvrir et il n’y avait aucun autre lieu permanent pour les musiques actuelles. Aujourd’hui, il existe le Nouveau Casino, le Café de la Danse, le Point Ephémère, Main d’œuvres, aussi un peu Beaubourg même si ce n’est pas tout à fait la même situation, l’offre en musiques actuelles étant très importante, il reste toujours des projets intéressants.
Nous n’avons donc pas de domaines de prédilection particuliers. L’idée est d’être éclectique. Parmi la trentaine de soirées organisées par an, j’ai tendance à montrer beaucoup de musique car il y a les musiques actuelles, les musiques improvisées, la musique contemporaine, le jazz, les installations sonores, et éventuellement les musiques traditionnelles. Dans une programmation, j’ai besoin d’alterner les genres: un spectacle de danse, une soirée de musique contemporaine, musique électronique, musique d’improvisation, une lecture et un spectacle. C’est mathématique.

Pour la Fondation Cartier, les Soirées Nomades sont un rendez-vous consacré aux arts de la scène contribuant ainsi à promouvoir l’art contemporain sous toutes ses formes. Comment percevez-vous aujourd’hui la transversalité, la transdisciplinarité dans l’art?
Je n’aime pas ces termes, c’est très « années 90 » pour justifier des projets collaboratifs un peu superficiels. C’est peu significatif. La réalité de la situation culturelle à l’heure actuelle correspond à un effacement des frontières entre les formes. La question du savoir faire est de moins en moins pertinente que ce soit dans les arts plastiques que dans la danse où la perfection du mouvement et la maîtrise technique ne sont plus en question. Les artistes ont tendance à aller vers des formes de plus en plus ouvertes. La transdisciplinarité est incluse dans les pratiques artistiques.
Par rapport à notre cahier des charges, les Soirées Nomades avaient pour but de prendre acte de cette situation, à savoir qu’il n’y a plus de sens de parler en termes de disciplines et de cloisonner. Etant un lieu d’art contemporain très ouvert, la Fondation Cartier a présenté de la photographie plasticienne bien avant que le terme n’apparaisse, ainsi que de la sculpture, du design, du cinéma. Le fait de présenter du spectacle vivant fait donc partie de la culture contemporaine au même titre que l’art contemporain. Il y avait énormément d’artistes contemporains qui faisaient du spectacle vivant d’une manière ou d’une autre, des performances associées à des danseurs, et à l’inverse les recherches des chorégraphes dans les année 90 étaient de plus en plus proches des recherches des plasticiens.
En tant que lieu d’art contemporain, on ne peut pas laisser de côté tout un pan de la création contemporaine. Par ailleurs, l’idée était aussi de mélanger les publics car pendant longtemps, ils sont restés très cloisonnés. Il s’agit donc de proposer aux publics des expositions de découvrir d’autres formes et aux publics du spectacle vivant de découvrir des spectacles en même temps que des expositions. C’est vrai qu’on a un peu cherché à se faire rencontrer tel artiste, tel danseur, avec tel artiste comme ça arrive de temps en temps. Mais j’ai tendance à penser que sauf si l’idée vient des artistes ou si il y a des correspondances entre leurs œuvres, le résultat de ces commandes est souvent artificiel.

Les Soirées Nomades se passent parfois hors les murs, en plein air ou dans d’autres lieux. Travaillez-vous quelque fois dans le cadre de partenariats?
Il est arrivé une fois qu’on fasse un concert à la Cigale dans le cadre d’un partenariat. Je ne suis pas pour. Cela brouille les pistes. Nous n’avons rien à y gagner car nous sommes un partenaire financier et on identifie malgré tout la programmation au lieu. Hors les Murs correspond à des projets au sens particulier. Par exemple, nous avons fait plusieurs fois des spectacles en appartement notamment avec la chorégraphe américaine Sarah Chase et également avec François Chaignaud. On a aussi emmené un groupe finlandais, Houkka Bros, hors les murs, dans un lieu inconnu du public à proximité de la Fondation: dans une vieille imprimerie magnifique rue du Montparnasse.
Les projets hors les murs peuvent être d’autre part l’objet de commandes de programmation de la part d’autres institutions.C’est quelquechose que nous avons toujours voulu développer, mais nous n’en avons jamais eu le temps. Nous avons toutefois une programmation régulière comme pour le Printemps de Septembre extrêmement complète.

Et vous n’avez pas peur de brouiller les pistes en programmant à Toulouse alors que la Fondation est à Paris?
Nous ne brouillons pas les pistes pour le public parisien car nous ne communiquons pas vraiment auprès de lui sur cet évènement. Pour les Toulousains, la Fondation Cartier est fortement identifiée dans le cadre du festival.
Par ailleurs, ce dernier est lié historiquement à la Fondation puisque Mathé Perrin, la présidente du festival, est une des personnes à l’origine de la création de la Fondation Cartier car elle est la femme d’Alain-Dominique Perrin.

Les Soirées Nomades se tiennent le jeudi. Il y a peu, leur fréquence habituelle a été perturbée par la mise en place d’une série d’évènements quotidiens. Est-ce qu’on pourrait imaginer par la suite un festival annuel?
On y pense depuis longtemps. Au début, on estimait ça très bien d’identifier les Soirées Nomades aux jeudis. Aujourd’hui, on essaye d’être un peu plus souple avec cette formule. La forme des spectacles qu’on présente change un peu, on a tendance à faire des choses plus lourdes – des choses hors les murs – et il s’agit de rentabilisation en termes de quantité de public. Cet été, nous avons fait une programmation extrêmement dense pour l’expo «J’en rêve» avec trois soirées par semaine. C’était difficilement gérable par l’équipe en termes programmatiques. On aimerait en fait privilégier deux moments bouillonnants durant l’année: l’été et le printemps. C’est possible, sans vraiment partir sur l’idée d’un festival, que l’on travaille sur des moments forts de l’année.

En travaillant sur les arts de la scène, il s’agit aussi pour vous de donner une place et un statut nouveaux au spectateur. Que pensez-vous de la position du spectateur dans l’art?
Le concept des Soirées Nomades correspond un peu à l’idée de changer la place du spectateur, d’être à l’opposé du spectacle « sédentaire », qui s’apprécie bien calé dans son fauteuil, dans l’ombre d’une salle de spectacle Ici le spectateur est dans une position radicalement différente car il est au cœur du spectacle. Cela crée un rapport d’intimité, car les jauges sont très petites, et les gens se voient entre eux car on n’est pas dans une boite noire. Cela crée l’impression d’être dans un moment privilégié et de vivre une vraie rencontre avec la performance. Et en même temps, on se rend compte que l’attention du spectateur est très concentrée. Un espace d’exposition reste très sacralisé et le public se place donc dans un grand respect. Placer une œuvre à mi-chemin entre culture populaire et culture savante dans un tel contexte, surtout pour la musique, la place dans une position autre. Par ailleurs, je pense que dans le spectacle vivant, la frontière entre le performeur et le spectateur ne disparaît jamais complètement malgré ses possibles atténuations. Les danseurs, par exemple, ont tendance à investir le lieu en faisant des parcours. Mais le spectateur ne pourra jamais être actif au même titre que le performeur car il ne maîtrise pas la suite des évènements.

La Fondation Cartier et les Soirées Nomades donnent la part belle aux cultures internationales. Que pensez-vous de la situation de l’art contemporain français?
C’est un peu compliqué. Ce qui m’agace dans ce débat est justement qu’on n’arrête pas de débattre sur l’art français. On dit que la décision de Pinault est dramatique pour les artistes français, on se plaint qu’il n’y a pas assez d’artistes français, on compare la façon dont les artistes français et anglais sont traités, comment les artistes français sont présents sur la scène internationale, etc. Nous sommes en Europe et il faudrait défendre l’art français…

Vous estimez cela un peu comme une sorte de chauvinisme artistique?
Honnêtement, c’est un débat qui me choque. J’ai envie de défendre des artistes de qualité. Par exemple, lorsque nous avons présenté notre programmation à Toulouse lors d’une conférence de presse l’année dernière, une personne du public est intervenue afin de questionner la présence d’artistes américains, ceux-ci étant omniprésents. Elle nous a reproché de ne pas avoir choisi des artistes français de même envergure. Je trouve cela extrêmement choquant de penser en termes d’équivalence ou d’interchangeabilité.
Par ailleurs, on se plaint que les artistes français ne sont pas suffisamment présents sur la scène internationale, et par là même acquis par les collectionneurs étrangers. En réalité, c’est le milieu de l’art contemporain français qui crée cette situation. Si les artistes français n’étaient pas autant achetés par les Français et soutenus par les institutions, les galeries seraient peut-être plus dans l’obligation d’aller vers les collectionneurs étrangers. Cela enrichirait le travail de ces artistes et on s’ouvrirait plus. Il faudrait arriver à la fois soutenir nos artistes et sortir de nos frontières. En Angleterre, dans les années 90, l’argent manquait pour soutenir les artistes. Saatchi, qui est un publicitaire, décide de choisir une poignée d’artistes et d’en faire une grande exposition, «Sensation». Ces artistes anglais étaient censés représenter la génération créative des années 90. Concrètement, il n’y avait pas pour autant plus d’énergies créatives à cette époque en Angleterre qu’en France où l’on a vu émerger Fabrice Hyber et de nombreux autres. Seulement le message a été très bien vendu, bien qu’il y ait eu quelques artistes exceptionnels dans cette exposition comme Damien Hirst.
C’est plutôt une décision de s’ouvrir ou non vers l’étranger. La Fondation est la première institution à s’être ouverte régulièrement vers la scène mondiale, à défendre et à soutenir des artistes brésiliens, africains, chinois et japonais. Il n’appartient pas à la Fondation de présenter uniquement la scène française contemporaine car cela n’aurait pas de sens dans le paysage culturel parisien. Cela dit, elle a aussi toujours soutenu cette scène, intégrant de nombreux jeunes artistes français (comme, très tôt, Xavier Veilhan) à sa collection.

Et pour finir, quels sont vos meilleurs souvenirs de Soirées Nomades?
Sans hésiter le concert de Peaches et Gonzales en 2001 pour le meilleur et pour le pire. Aujourd’hui, nous avons une équipe de trois personnes car on nous a octroyé récemment un régisseur à temps partiel. A l’époque, les préoccupations techniques prenaient vite des proportions inquiétantes. Le concert devait s’effectuer à l’extérieur. Deux semaines avant la date, les réservations s’élevaient à 700 personnes. Très vite, les prévisions météo sont devenues inquiétantes et nous sommes évidemment restés jusqu’au dernier moment dans l’incertitude. Gonzales ayant refusé l’annulation du concert au regard du nombre de réservations, nous avons été contraints de l’effectuer à l’intérieur et par conséquent de rappeler en 24 heures 400 personnes pour annuler leurs réservations, la jauge étant trop petite. Sur ce nombre, 200 personnes se sont tout de même déplacées.
Cette soirée a été une succession de soucis, un véritable enfer en termes d’organisation et de logistique. Toutefois, Gonzales dit encore aujourd’hui que c’était l’un de ses meilleurs concerts.
J’ai eu de très beaux moments parmi les quelques 200 soirées que j’ai faites, et beaucoup d’euphorie à la sortie.

Traducciòn española : Maï;té Diaz
English translation : Margot Ross

AUTRES EVENEMENTS PHOTO