PHOTO | CRITIQUE

Intromisiones

PJérôme Gulon
@05 Jan 2015

Loin de tout naturalisme ou de toute photographie narrative, Aitor Ortiz élabore une œuvre analytique attentive à l’espace, à l’architecture, à la lumière et aux subtilités plastiques qu’offre la matière. Les séries qu’il construit, tantôt abstraites, tantôt géométriques, provoquent le doute ou l’étonnement dans le regard du spectateur.

Le travail d’Aitor Ortiz est reconnu pour explorer les espaces naturels et architecturaux afin d’en proposer des visions pour le moins déroutantes. Force est de constater que les œuvres exposées sous la nef du Centquatre ne font pas exception à la réputation du photographe espagnol. Car d’emblée, avec Niemeyer, Aitor Ortiz nous place face à une photographie dont le contenu figuratif est indécidable. Certes, le titre nous indique qu’il s’agit certainement d’un bâtiment construit par le célèbre architecte brésilien Oscar Niemeyer, mais la représentation qu’en propose Aitor Ortiz demeure tout à fait énigmatique. En fait, on aurait l’impression de contempler une photographie numérique abstraite composant une sorte de tourbillon emportant notre regard. Mais à y regarder de plus près, il semblerait que l’on ait affaire à un espace grouillant de panneaux dont l’accumulation, et l’angle de vue depuis lequel se place Aitor Ortiz, créent une illusion ou un trouble optique.

Une certaine ambiguïté dans la manière dont le réel, l’espace ou l’architecture sont représentés, se trouve donc au cœur des travaux d’Aitor Ortiz. Face à ses photographies, notre œil peut se mettre à douter, se croire manipulé, s’étonner face à la perspective qu’adopte le photographe espagnol. Car ses photographies n’ont aucune valeur documentaire ou réaliste. «Il est évident que la photographie ne montre pas les choses telles qu’elles sont, mais ce qui est intéressant, ce n’est pas tant comment ces choses sont, mais bien plutôt comment on les perçoit», explique le photographe.
En effet, lorsqu’Aitor Ortiz photographie un bâtiment comme dans la série Destructuras, il ne nous documente pas tellement sur le bâtiment, ou ne nous montre pas vraiment les intentions de l’architecte qui l’aura construit. Il s’accapare plutôt le lieu et lui prête un sens nouveau, indépendant de la fonction originaire du bâtiment. Il le découpe en différents motifs géométriques qu’il décline à volonté. En ce sens, sa photographie se définit comme une pratique analytique décomposant l’architecture d’un lieu, séparant ses parties, explorant les possibilités plastiques et optiques qu’elles offrent à l’appareil.

La série Destructuras propose ainsi des espaces géométriques abstraits impressionnants, tantôt dans des formats horizontaux, tantôt verticaux. On découvre d’imposants quadrillages, des lignes implacables barrant les espaces suivant un rythme rigoureux (Destructuras 013). Ce découpage rationnel ou abstrait de l’espace n’en demeure pas moins étonnant. Par exemple, on aurait parfois l’impression de nous situer dans un décor de science-fiction ou dans un univers futuriste. Le choix du noir et blanc permet quant à lui d’accentuer les qualités géométriques des constructions, tandis que les prises de vue qu’adopte Aitor Ortiz nous confrontent à un espace aux dimensions monumentales, paraissant intemporel.

Destructuras peut parfois sembler froide, désincarnée, déshumanisée, uniformisée. Toutefois, une certaine poétique de l’espace se trouve à l’œuvre dans cette série, où la démultiplication des motifs géométriques semble finalement nous ouvrir un horizon quasi infini. Des plans en damier s’étalent sous notre regard, à perte de vue. Une barre de béton vide, construite sur une falaise en bord de mer, se dresse face à l’immensité des flots. Aitor Ortiz ne se contente donc pas de composer de purs motifs géométriques issus de paysages urbains, industriels. Les édifices se confrontent aussi à des espaces naturels, à l’horizon des océans, aux roches et aux plantes grasses des collines. De hautes tours, masquées par les feuillages des arbres, s’élancent dans les airs. Les nuages chargés de pluie courent dans les cieux, surplombant une clairière où trône un bâtiment de béton (Millau 003).

La seconde partie de l’exposition nous entraîne dans un espace clos, labyrinthique et sombre. Ce dédale se pense comme un cheminement nous menant d’œuvres en œuvres, de séries en séries. Les travaux ici présentés semblent davantage s’intéresser à la lumière et à la matérialité des surfaces. En témoigne la photo Stage 004, imprimée sur toile, qui scintille à la lumière comme un vernis. La photographie, offrant une vue en contre-plongée vertigineuse, semble nous propulser vers l’infinité des cieux, telle un tambour vide. La série Net présente quant à elle des maillages enchevêtrés, finement serpentés, se développant comme une onde.

A ces tissages resserrés vient répondre les Noumenos composés de plaques d’aluminium perforées et rétroéclairées. La source lumineuse émet donc depuis le derrière de l’œuvre, et se propage à travers la surface trouée. Les Noumenos semblent alors fonctionner suivant les principes de l’art optique. En effet, leur apparence et leur forme change selon la position que le spectateur adopte par rapport à la surface de l’œuvre. Des auréoles ou des vaguelettes se déploient ou ondulent selon que l’on s’approche ou s’éloigne. Des tâches lumineuses rapetissent et se multiplient si l’on s’avance vers l’œuvre. Noumenos 003 va même jusqu’à présenter une surface d’aluminium carrément gondolée amplifiant les effets d’optique et de myopie.

On découvre également l’installation Amorphosis 001 juxtaposant des bandes verticales représentant des bâtiments détruits, en ruine, broyés. Les expérimentations spatiales d’Aitor Ortiz s’incarnent donc ici dans une sculpture alambiquée regroupant une constellation d’images architecturales. Enfin, les Muros de Luz évoquent d’étranges grottes lumineuses. L’image, directement imprimée sur de l’aluminium, laisse jaillir la lumière depuis les souterrains ou les recoins cachés des espaces photographiés. La lumière et les ombres portées deviennent elles-mêmes un espace à parcourir du regard, et nous laissent songeurs face à ce voile de mystère impénétrable.

Å’uvres
— Aitor Ortiz, Stage 004, 2012. Photographie noir & blanc.
— Aitor Ortiz, Muros de Luz 002, 2005. Tirage sur aluminium. 172 x 250 cm.
— Aitor Ortiz, Noumenos 003. Impression sur aluminium.
— Aitor Ortiz, Amorfosis 004, 2008. Tirage sur aluminium. 250 x 135 cm.
— Aitor Ortiz, Noumenos 004, 2013. Plaque d’aluminium, boîte à lumière. 104 x 104 cm.
— Aitor Ortiz, Net 002, 2013. Tirage digital sur aluminium. 100 x 100 cm.

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