ART | INTERVIEW

Interview de Stéphanie Cherpin

Interview de l'artiste Stéphanie Cherpin par Joël Riff. Stéphanie Cherpin parle ici de sa démarche artistique et plus précisément des ses œuvres exposées en ce moment à la galerie Thomas Bernard dans l'exposition « (d’humeur à lâcher deux trois je t’aime) ».

Joël Riff. Commençons par qualifier l’élan qui façonne ton travail. Une forme de violence traverse ta production. Parlons plutôt de vigueur, de nécessité à agir bien fermement, là, maintenant. Y a-t-il urgence ? Car le désastre semble régner lorsqu’on observe les éléments qui composent ton vocabulaire. Faut-il détruire pour mieux construire ?

Stéphanie Cherpin. Je ne sais pas si je construis vraiment. Construire prend du temps, nécessite une certaine forme de planification. Et oui, j’ai l’impression que je n’ai pas le temps, qu’il y a urgence. Les gestes sont simples et les matériaux disponibles rapidement. Il faut que ce soit intense et fulgurant, parfois ça finit mal, mais il reste une trace de la rencontre, et c’est une trace qui va au-delà de l’existence de la sculpture. Il est aussi question de survie ; comment ériger une sculpture comme on monterait une barricade, comment une sculpture devient un abri –ou l’inverse-, et si je devais poser un carrelage ou un enduit en quelques minutes, quels seraient mes gestes ? Sauf que ce n’est pas une fiction, même si je n’identifie pas parfaitement ce qui me pousse dans cette nécessité d’agir là, maintenant. Les gestes simples et radicaux me permettent de voir les objets comme des présences, ils deviennent des sujets et le souvenir de leur usage est fantomatique, un peu perdu entre deux mondes. Les tentes ne pourront plus abriter personne, les barricades ne me protégeront pas. La transformation est irréversible mais il y a encore des indices de l’état antérieur. Une sculpture transgenre.

Et lorsque tu fardes tes matériaux, c’est souvent selon cette riche gamme qui trouble la reconnaissance du support. Quel est ton rapport à la couleur ajoutée ?

Stéphanie Cherpin. Il y a la couleur et aussi la matière. Cette peinture métal très lourde et pâteuse, tout comme l’enduit ou le ruban adhésif sont entre deux états, à la fois liquide et solide. Grâce à eux une pièce prend corps de manière simple et immédiate. Toujours ce rapport à l’urgence sans doute ; ce sont des matériaux que l’on trouve rapidement, la mise en œuvre est ultra simple pour un effet maximum. On peut singer le métal, le béton, la céramique. Les identités ne sont pas figées. C’est du maquillage, une farce.

Pour ton exposition personnelle à la Galerie Thomas Bernard, tu poursuis une collaboration avec l’usine Ceralep. Peux-tu décrire quels sont les matériaux et gestes que tu exploites au sein de cette fabrique ?

Stéphanie Cherpin. Ceralep est une SCOP qui produit de la céramique industrielle dirigée par un homme incroyable, Robert Nicaise. Il travaille dans cette usine depuis son adolescence, comme son père avant lui. C’est un mélange parfait entre un créateur et un ouvrier avec une immense connaissance technique et une curiosité qui nous permet de tester les possibilités de cette terre et des objets produits au sein de la SCOP. On nourrit de matière première une ancienne machine remise en fonctionnement de laquelle les tubes sortent en continu, poussés par un système de presse. J’ai nourri la machine et j’ai choisi les dimensions de mon bras comme échelle de coupe des morceaux. Disposés sur une table de travail, les pièces ainsi formées ont été empoignées, tordues, fendues, trouées, caressées, aplaties, palpées-roulées, marquées de motifs. Plutôt que de les émailler, j’ai choisi de les recouvrir d’un enduit qui sert habituellement de colle pour fixer aux extrémités des céramiques, des pièces métalliques qui seront conductrice de courant. La suite de la production se passera dans mon atelier.

La céramique pourrait être associée à la fabrique de petites choses mièvres dans lesquelles prendre le thé. Je constate que ton approche de ce médium se concrétise par l’intermédiaire d’une coopérative réalisant des isolateurs électriques pour ligne à haute tension. La porcelaine oui, à condition qu’elle soit depuis près d’un siècle, produite à la chaîne par des boudineuses dans un boucan monstre et cuites dans d’effrayants fours de plusieurs mètres-cubes. Sans accuser de mégalomanie car ta passion semble ancrée ailleurs, quelle est ta fascination pour de telles échelles, une telle puissance ?

Stéphanie Cherpin. Je n’ai jamais été attirée par cette technique. La terre, je l’ai aimée quand on a fait des kilos de torchis et de plaques d’argiles pour l’exposition à la Salle de bains en 2012. J’ai aussi été sidérée par les céramiques de Fontana qui me mettait au sol avec ses minuscules Bataglia, mais pas l’envie de tester moi-même. Et puis avec cet engouement pour la céramique, c’était presque un acte de résistance de ne pas y toucher. Tout part de la rencontre avec Ceralep, la grandeur et la force que l’on ressent là-bas. Ils travaillent ce matériau, à une échelle incroyable, avec à la fois un savoir-faire artisanal, les moyens de l’industrie et l’esprit créateur de Robert. Bref, la perfection. Le corps est traversé par cette énergie, comme devant les batailles de Fontana, ou comme quand on se trouve perdu dans l’immensité et la force d’un paysage. C’est le contraire de la mégalomanie, je veux être une machine de plus, me dissoudre dans cette chaîne de production qui part des hangars stockant la matière première, jusqu’à la décharge des pièces défectueuses derrière l’usine.

Lorsque nous avons travaillé ensemble pour Les épis Girardon, j’ai déchargé d’une camionnette, un tas de métal qui t’était livré à Moly-Sabata. Deux semaines plus tard après que tu sois revenue pour exploiter ce matériau, une grande tenture d’acier rayonnait dans les reflets du Rhône. Alors que nous parlions beaucoup de hargne en évoquant tes sculptures, ici les gestes sont sereins. Des nœuds délicatement serrés, une ampleur douce, des éléments roulés dans la paume des mains. Décides-tu parfois d’être brutale, d’autre fois délicate ?

Stéphanie Cherpin. Les deux coexistent souvent dans une même pièce. Pour la grande tenture produite pour Les épis, le matériau de base est une tôle galvanisée qui sert à enserrer les pièces de céramiques pour accélérer le temps de séchage de la terre par électrolyse. Une fois cette opération effectuée, ces grilles de métal ne sont plus qu’un déchet, avec des parties brûlées par le courant, et d’autres encore chargées de terre. C’est un matériau rendu très fragile par son premier usage et je n’allais pas en rajouter. Au contraire j’ai eu envie de le restaurer, de recoudre les morceaux, de le traiter avec douceur sans quoi il aurait été complètement inutilisable. Le grand format s’imposait pour que les altérations produites par l’électrolyse deviennent la force de ce tissu métallique. Les qualités des couleurs des résidus de terre, le scintillement des parties intactes et l’intensité des morceaux brûlés se trouvent pris ensemble dans un même flux.

La proximité du Rhône et de ses berges ont sans doute aussi influencé mes gestes. L’eau, la boue, le fleuve parfois limpide et à d’autres moments très chargé et opaque. Et puis cette histoire que vous m’avez racontée : les poissons comme des éclairs lumineux apparaissant à la surface de l’eau. J’ai voulu lire le livre de Brautigan (le nom de la pièce De l’acier en truite est tiré de La pêche à la truite en Amérique) et ça collait parfaitement. Certains morceaux de grille se sont roulotés sur eux-mêmes, sans doute par la force du courant électrique. J’ai accentué cette forme. Ces parties en relief ramènent de la brutalité : corps de poissons évidés, mues, trophées, fragments de corps. Des images sont remontées à la surface, Jamie Lanister que l’on ballade avec sa main coupée comme un ornement de son vêtement, la pièce de Paul Thek (je dois retrouver le titre), Brautigan et sa femme dans la rivière au milieu des poissons.

Mais sinon, c’est la vie non ? Un jour on aime tout le monde, le lendemain on devient guerriers, et parfois on se sent juste anesthésiés. Les sculptures aussi ont leurs humeurs.

Avec l’aimable autorisation de Joël Riff et de la galerie Thomas Bernard.

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