De quoi s’agit-il ? De confier aux seuls hébergeurs de sites internet la responsabilité de faire la chasse aux contenus illicites (pédophiles, racistes, diffamatoires, etc.). Si la loi est votée, tout hébergeur qui aura «eu la connaissance effective» du caractère supposé illicite de certains contenus, encourra des sanctions s’il n’a pas «agi avec promptitude» pour suspendre le site qui les diffuse.
Le rapporteur du texte résume ainsi le mécanisme: «Dès que quelqu’un détecte un contenu illicite, il en informe l’hébergeur et celui-ci a l’obligation de bloquer l’accès».
En clair : exit le juge !
Alors qu’aujourd’hui la suspension d’un site intervient au terme d’une plainte et d’un procès, les articles 43-8 et 43-9 du projet de loi suppriment toute instance démocratique entre l’internaute («quelqu’un») et les hébergeurs. «Ce serait une erreur fondamentale, insiste le rapporteur, de mettre un juge entre l’internaute et l’hébergeur».
Pour que «le droit intègre la réalité de l’internet, qui est extrêmement rapide», la solution choisie est tout simplement d’abolir le droit. De proposer une loi hors-le-droit.
De nombreuses voix s’élèvent alors que le projet vient d’être adopté à l’Assemblée en deuxième lecture. Plusieurs pétitions circulent.
Celle de l’Iris (Imaginons un réseau internet solidaire) qui dénonce une «atteinte à la liberté d’expression, d’information et de communication, à la présomption d’innocence et au droit à un procès équitable».
Celle de l’Afa (Association des fournisseurs d’accès et de services internet) qui «s’indigne d’un vote mettant en danger le développement de l’Internet en France», et considérant les 10 millions d’internautes français comme «de présumés coupables».
Si le projet se donnait pour but de renforcer la «confiance dans l’économie numérique», c’est raté.
En mettant entre parenthèses le juge et le responsable du site, ce projet de loi supprime le débat démocratique contradictoire (le procès) par lequel un contenu peut être qualifié ou non d’illicite.
Il met sans médiation face à face n’importe quel internaute («quelqu’un» comme le désigne le rapporteur) et l’hébergeur du site, c’est-à -dire un acteur privé, de surcroît dépourvu de toute compétence pour décider de la nature d’un contenu, et qui, de surcroît, ne veut à juste titre pas assumer ce rôle.
C’est la porte ouverte, du côté des hébergeurs, aux coupures de précaution ; du côté des internautes, aux réclamations les plus extravagantes. Soit un double mécanisme de censure.
Sous prétexte de mettre la justice au rythme d’internet, on abolit la justice, on fait d’internet un espace hors-le-droit.
La juste lutte contre les sites racistes, pédophiles ou diffamatoires, ne doit pas être menée au détriment de la justice, de la démocratie, ni prêter le flan aux débordements hystériques des censeurs.
Exemple: la couverture du guide (sur papier) paris-art #3, reproduisant une œuvre d’Edouard Levé, a suscité la réaction hostile, verbale et écrite, d’une personne qui la jugeait pornographique. L’œuvre figurant également sur le site paris-art.com, suffira-t-il que cette personne adresse un courrier à notre hébergeur pour que le site soit «avec promptitude» suspendu ?
En tous cas rien ne paraît prévu pour empêcher de tels délires. Comme si la loi ne prévoyait plus de protéger les gens honnêtes!…
André Rouillé.
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Couverture du guide paris-art : Natacha Lesueur, Sans titre (détail), 2001. Photo couleur contrecollée sur aluminium. 110 x 130 cm. Courtesy Galerie Praz Delavallade, Paris.