qui suscite encore trop de craintes et de préjugés, qui désoriente ; alors qu’il aurait été souhaitable de permettre à ce territoire d’acquérir une vraie épaisseur culturelle par un soutien résolu à la production de contenus ; alors qu’il fallait pour cela procéder généreusement et positivement ; la loi diabolise, sanctionne, réprime et bafoue même certaines libertés, au risque de l’inconstitutionnalité.
Comme si on voulait rentrer à reculons dans ce monde dont internet est l’un des emblèmes les plus forts. Si, en effet, la photographie, puis le téléphone, puis le cinéma, puis la télévision ont ponctué les évolutions de la société industrielle, c’est bien internet qui est à la fois le produit, l’un des moteurs et le modèle peut-être le plus pertinent de la société postindustrielle d’aujourd’hui.
De quoi s’agit-il? La loi prévoit notamment de confier aux hébergeurs de sites internet la responsabilité de faire la chasse aux contenus illicites (pédophiles, racistes, diffamatoires) et de les obliger, sous peine d’encourir des sanctions, à suspendre avec promptitude tout site soupçonné de diffuser ces contenus. Le rapporteur résumait à l’Assemblée ainsi le mécanisme: «Dès que quelqu’un détecte un contenu illicite, il en informe l’hébergeur et celui-ci a l’obligation de bloquer l’accès».
Alors que la suspension d’un site n’intervenait auparavant qu’au terme d’une plainte et d’un procès, la loi LEN supprime toute instance démocratique entre l’internaute («quelqu’un») et les hébergeurs. «Ce serait une erreur fondamentale, insistait le rapporteur, de mettre un juge entre l’internaute et l’hébergeur».
Pour que «le droit intègre la réalité de l’internet, qui est extrêmement rapide», la solution choisie est tout simplement d’adapter le droit. De proposer une loi hors-le-droit.
C’est la porte ouverte, du côté des hébergeurs, aux coupures de précaution ; du côté des internautes, aux réclamations les plus extravagantes. Soit un double mécanisme de censure.
Sous prétexte de mettre la justice au rythme d’internet, on abolit la justice, on fait d’internet un espace hors-le-droit.
La lutte contre le racisme, la pédophile et les diverses formes de délinquance est juste. L’efficacité commanderait toutefois qu’elle fût menée partout, sur internet comme ailleurs, mais pas plus sur internet qu’ailleurs. En tous cas, du point du vue des libertés, faire d’internet un territoire d’exception revient à concéder aux délinquants une double victoire : contre les libertés, contre internet.
Internet souffre aussi de la froide hégémonie du business, des combats acharnés que mènent contre ses potentialités certains lobbies jaloux de préserver leurs intérêts — on pense évidemment aux majors de la musique qui tentent de limiter les copies, et aux grandes firmes qui entravent le mouvement des logiciels libres.
Internet souffre également d’une presque absence d’actions positives de soutien et d’encouragement à une production de contenus culturels capables de contrebalancer le règne du profit. Alors qu’internet draine un immense public à la recherche d’une offre culturelle de qualité, rien, ou si peu, n’est conçu ni même envisagé pour faire d’internet le grand espace d’échange et de culture qu’il pourrait être.
Mais, en dépit des intentions proclamées, la loi ne saura malheureusement pas inverser le vaste et profond mouvement de diabolisation et de crainte qui affecte internet. Parce que c’est un outil redoutablement efficace de communication et d’échange, parce c’est un espace tentaculaire qui défie le contrôle et la maîtrise, parce que c’est un outil nouveau qui déconcerte les savoirs et les habitudes, parce que c’est le lieu de nouveaux possibles et de nouveaux moyens d’action, pour le meilleur et pour le pire.
Mais aussi, parce qu’internet, avec ses potentialités, ses insuffisances, et surtout ses fonctionnements, est une forme-cristal du monde qui est en train d’advenir. Notre monde.
André Rouillé.
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Kotscha Reist, Slow Train Coming, 2004. Huile sur toile. 120 x 150 cm. Courtesy galerie Éric Dupont.