Le titre de l’exposition «Intentions fragiles» peut induire en erreur. Il ne s’agit pas ici d’intimité ou d’historiettes personnelles mais d’une sublimation délectable de l’état de fragilité inhérent à toute chose.
Ces délicates paralysies d’instants de beauté pure où la matière connaît un état d’équilibre fragile, rappellent que, par essence, toute chose est soumise à des tensions fluctuantes, et qu’elle est proche de la destruction à chaque instant.
La première de ces tensions, le temps, constitue le facteur le plus fragilisant. En témoignent les savons de couleur crème que Jérémy Laffon soumet sans vergogne à l’eau. Les savons détrempés, rongés par le liquide, ressemblent à des dents, à des os, renvoyant à la fois à la fragilité de notre constitution et à la torture de la goutte d’eau qui ronge lentement les esprits…
Sur la vidéo muette d’Ismaïl Bahri, un fil noir scinde l’écran en deux. Au bout de ce fil, foulant l’immensité enneigée, une silhouette humaine avance lentement. Le fil oscille, flanche, puis se tend à nouveau, tel un vibrato. Impossible de ne pas penser au fil de la vie, ce lien si ténu qui se dévide au fur et à mesure que le temps avance et que les Moires Grecques, en particulier Atropos, coupent sans autre forme de procès. Fragile…
Telle la matière. Ainsi Julie Chaumette a meulé une chaise jusqu’à ce que n’en subsiste que son primordial squelette, presque plan à force d’avoir été usé. Cette pièce de mobilier, à la fois chétive et résistante, dépossédée de sa fonction première, continue malgré tout d’exister. Julie Chaumette a figé le moment de grâce avant la disparition totale, aussi radicale dans son geste qu’Arman lorsqu’il brûle les fauteuils Louis XVI.
Rien n’est intemporel, défini, arrêté. Même l’harmonie savante et raffinée des arrangements de Bernhard Kahrmann — constructions géométrisantes mettant en scène de fins morceaux de bois, des feuilles blanches, des toiles, etc. — sera irrémédiablement brisée dès que l’un de ces objets sera déplacé.
Et cet homme de la photographie de Paul Pouvreau, la tête littéralement dans le carton, allongé sur un banc improbable au bord d’une route indéfinie, que fait-il là ? Et, plus important, jusqu’à quand restera-t-il en sécurité, dans cet état exact? L’homme semble vulnérable, la présence du carton rappelant cruellement la précarité de la situation des sans domicile fixe…
D’autres œuvres encore, au sein de cette exposition à la grande cohérence plastique et intellectuelle, savent montrer la fragilité de la matière, matière qui nous constitue également.
Ces «Intentions fragiles» sont autant de témoins de l’insoutenable légèreté de l’être…
Å’uvres
— Jérémy Laffon, Run! Run! Productivity, Run Away!, 2009. Savon de Marseille, boite de plexiglas. 15,9 x 20,5 x 15,5 cm et 12,5 x 12,5 x 15,9 cm
— Bernhard Kahrmann, Untitled, 2011. Tirage pigment sur papier encadré sous verre
— François Daireaux, Ce que je cherche à faire, 1998. Bois, plâtre, blanc de lithopone. 23 x 68 x 113 cm
— Vincent Mauger, Sans titre, 2010. Contreplaqué et charnières métalliques. Diamètre 180 cm
— James Hyde, Soak, 1994. Verre, graisse, silicone. 170 x 130 x 10 cm