En quête de repères, oscillant sensiblement entre histoire collective et histoire personnelle, Deimantas Narkevicius se plaît à démonter, reconstituer, et assembler des fragments significatifs de son environnement. Legend Coming True (1999) redonnait corps à l’expérience douloureuse de la déportation des Juifs et de la résistance à Vilnius tandis que His-story (1998) retraçait les injustices et les pressions politiques subies par son père au nom du régime communiste. Explorateur de la mémoire, explorateur des mémoires, Deimantas une fois de plus manie ici avec une profonde intelligence le médium qui l’a fait connaître en 2001 à la Biennale de Venise: Instead of Today, présenté à la gb agency, montre subtilement les tentatives désespérées de résistance et d’effort à vivre de l’individu face au pouvoir totalitaire.
Dans Once in the XX Century (2004, vidéo projection, 8 mn) l’artiste se joue de la forme documentaire comme l’une des instances modernes de vérité historique. L’image est enregistrée, elle existe et devient la mémoire des générations: elle est le témoin rescapé et toujours actif de l’existence du fait qu’elle renferme, et par conséquent ne peut être réfutée. Néanmoins, si les souvenirs imprimés dans la mémoire vive de l’homme s’estompent ou prennent un sens nouveau avec le temps, les souvenirs télévisuels quant à eux peuvent être détournés. A partir de deux sources, d’une part les archives de la télévision nationale lituanienne et d’autre part la vidéo d’un reporter indépendant, Deimantas va tordre l’image et son «actualité passée», pour lui appliquer un autre discours.
Une foule est rassemblée dans un parc; hommes, femmes, vieillards, enfants et jeunes gens sont réunis dans cet espace, des bannières lituaniennes sont portées par certains, tandis que d’autres se perchent pour mieux voir et assister à l’événement, le transport de la statue de Lénine. Son visage nous apparaît en gros plan. Le camion la contenant opère quelques manœuvres sous le regard de ce corps social en attente. Une grue appareillée se saisit de la sculpture de bronze: l’instant est national. Les techniciens communaux font figure de héros, la statue va regagner son piédestal qu’elle avait probablement quitté pour restauration (c’est ce que le spectateur imagine). Lénine s’élève alors dans les cieux, baigné d’une lumière irréelle, saluant la foule sous le mouvement instable de sa suspension. Apothéose d’un empereur moderne. La grue nous rappelle qu’il s’agit d’une statue, que Lénine n’est plus mais que sa mémoire est honorée. L’œuvre regagne ses jambes, et se dresse désormais fièrement. Le spectacle est terminé. La foule heureuse se disperse…Difficile de se figurer le strict contraire de cette scène: le démantèlement des représentations de l’époque communiste dans les pays de l’Est. Pourtant, cette foule en liesse est bel et bien venue célébrer la fin d’un monde, elle s’est réunie pour vivre le démontage de la statue de Lénine, comme symbole de la chute de l’Urss.
Ces images de Lénine en vol au-dessus du peuple lituanien ont été montrées des centaines de fois par Cnn comme symbole de la désintégration du régime. En manipulant habilement les archives Deimantas propose ainsi de réfléchir sur le médium et sa banalisation: que valent les images? Et que signifient-elles pour nous à qui elles parviennent? Comment les recevoir et les regarder? La pratique de Deimantas se déploie dans un double rapport de l’image à la réalité, et de l’image à la puissance de l’imaginaire. Le vidéaste pervertit le réel pour coudre ensemble les fragments d’images-témoins récoltés, et les monter en fiction. L’image est ambiguë: elle donne à voir la profondeur d’une vérité, toutefois elle peut aussi masquer la réalité, la recouvrir, ou la détourner. Elle demeure en tout cas nécessaire à la conscience humaine. «Image-déchirure, écrit Georges Didi-Huberman, qui laisse fuser un éclat de réel»1.
Si tout régime totalitaire se sert de l’image comme d’une arme pour manipuler et endoctriner le peuple (par le biais de la propagande –on pense notamment aux films nazis vantant la «race aryenne»), Deimantas Narkevicius, lui, manipule l’image, juxtapose les techniques et transgresse le genre documentaire pour raconter l’identité de son pays et éveiller les esprits. Et c’est toujours avec une incroyable clarté qu’il énonce une fable dont les mécanismes restent identifiables afin d’atteindre la morale de l’histoire. Morale lucide, ouverte et philosophique, qui loin d’être assénée est une invitation à penser l’histoire.
Disappearance of a Tribe (2005, vidéo projection, 10 mn) se compose de récits enchâssés, ceux de petites histoires personnelles peu à peu happées par l’Histoire. Parcourant à rebours le flux instable et flou de la mémoire, Deimantas a monté en diaporama des photographies noir et blanc, non datées, et entremêlé avec beaucoup de poésie et de pudeur les souvenirs de vies liées par l’amitié, la famille, les rencontres: photos de classe d’enfants puis d’adolescents, festivités, bal, mise en scène théâtrale improvisée, séjour à la montagne, portraits de jeunes hommes confiants, tantôt posant à côté d’une bicyclette, tantôt en costume militaire, des jeunes femmes aussi, seules, portraits d’aimées, en groupe, souriantes et insouciantes, ou engagées en tenue d’infirmières, photo de mariage; acteurs d’un passé confiant et volontaire, ponctué de paysages sereins.
Et puis la mort, des funérailles, une procession menant à l’église, et la photo du disparu. Alors soudainement, comme une rupture syntaxique dans le récit, la technique du film change sous nos yeux, une vue panoramique fait défiler de droite à gauche, comme le temps qui se remonte, les proches recueillis auprès du cercueil dont la présence hors champs est suggérée par ces visages. Ces expériences intimes d’une jeunesse débordant d’énergie et de foi en l’avenir communiste ont été autant de matériaux et d’espoirs qui ont contribué à forger, cimenter et soutenir l’utopie collective. Or inexorablement cette dernière a écrasé, broyé l’individu, c’est ce que souligne la fin dramatique du film.
Ainsi sous couvert d’un récit (auto)biographique, Deimantas retrace l’illusion de cette époque; il ne la documente pas mais en rend compréhensible le processus.
Soucieux de ne jamais employer deux fois le même procédé, de ne pas donner la même forme au film qu’il réalise, Deimantas Narkivicius s’intéresse au modelé de l’image qui incarnera la mémoire. Son art s’apparente à celui d’une renaissance pour réfléchir l’avenir.
1 Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Editions de Minuit, Paris, 2003.
Deimantas Narkevicius :
— Once in the XX Century, 2004. Vidéo transférée sur DVD. Couleur, son ambiant. 7 mn.
— Disappearance of a Tribe, 2005. Vidéo transférée sur DVD. 10 mn.