L’incrédulité a largement prévalu quand le géant Facebook a acquis, en avril 2012, le petit poucet Instagram pour la modique somme d’un milliard de dollars américains. Pourquoi payer tant pour une toute petite entreprise conceptrice d’une humble application destinée à réaliser facilement à l’aide de smartphones des photos et des vidéos et de les partager sur les réseaux sociaux? Parce que cette application, aussi élémentaire fût-elle, recelait un fort potentiel stratégique dans l’univers ultra concurrentiel et lucratif des réseaux sociaux. Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, avait compris qu’il pourrait, avec Instagram, intensifier et diversifier l’action qu’il mène résolument avec Facebook pour accéder au plus près de la «vie des gens». Non par sollicitude bien sûr, mais afin de collecter sur eux, et stocker, le plus de savoirs possibles. Dans cette perspective, la combinaison de Facebook et d’Instagram relaierait, diversifierait et accentuerait les modes et voies d’accès à cette proximité. Car dans la société de l’information, la «vie des gens» est devenue le gisement des plus grands profits, dès lors qu’elle est exploitée comme le font les firmes d’internet les plus prospères.
Rapidement, l’acquisition d’Instagram par Facebook a entrainé un changement des conditions générales d’utilisation de l’application. Le nouveau producteur s’arrogeait le droit d’exploiter commercialement, notamment à des fins publicitaires, les photos des utilisateurs, et celui de croiser leurs données personnelles entre les deux sociétés.
Une fronde s’en est suivie chez les utilisateurs opposés à l’utilisation commerciale de leurs images. Nombreux fermèrent leur compte Instagram, mais finalement, depuis janvier 2013, Instagram partage les données de ses utilisateurs avec Facebook, et se réserve toujours le droit d’utiliser leurs photos à des fins commerciales sans avoir à leur payer de droits d’auteur…
Si l’on doute encore des motivations de l’entreprise Instagram-Facebook, il suffit de créer un compte et de suivre les demandes d’autorisation qui ponctuent chacune des étapes de l’inscription. A chaque fois un très significatif message débutant par «Instagram souhaite accéder à …» révèle que la gratuité du service est assortie de beaucoup de demandes.
Ainsi, «Instagram souhaite accéder à vos photos» stockées dans la bibliothèque de votre smartphone; et «accéder au micro» de celui-ci. Mais surtout, «Instagram souhaite accéder à vos contacts». Cette dernière demande d’accès est suffisamment stratégique et sensible pour s’accompagner de cette explication-justification: «Pour vous permettre de retrouver vos amis, nous devons envoyer les informations de votre carnet d’adresses aux serveurs d’Instagram (avec une connexion sécurisée)».
La garantie de «connexion sécurisée» est ici assez cocasse, parce qu’elle ne protège pas vraiment les adresses personnelles de l’utilisateur — qui sont transmises aux serveurs pour être stockées, croisées et exploitées —, mais plutôt le butin des informations ainsi captées par Instagram-Facebook…
En plus de ce butin informationnel prélevé en quelque sorte à l’entrée, Instagram tente de mettre en place un flux continu de collecte d’informations en cours d’utilisation du service. Selon deux moyens: «la localisation (facultatif) pour partager où vous avez pris vos photos»; puis une invitation, avant l’envoi des photos, à «identifier des personnes», c’est-à -dire à inscrire leurs prénom et nom dans un champ après que l’on a touché la zone qu’elles occupent dans l’image. Un logiciel de reconnaissance faciale pourra associer leurs prénom et nom à chacune des photos des personnes identifiées qui circuleront sur les réseaux.
En somme, le service gratuit Instagram de «partage» sur internet de photos numériques consiste à brancher les utilisateurs, via leurs smartphones, à un réseau serré capable de collecter sur eux et leur entourage un flux continu d’informations : leurs images, leurs prénom et nom, leurs itinéraires privés par le biais de la localisation, et surtout leurs «contacts» qui, à la différence des désormais traditionnels pseudo«amis» des réseaux sociaux, sont référencés dans les propres carnets d’adresses des utilisateurs et «identifiés» par eux directement sur leurs clichés au moyen de la fonction «identifier des personnes».
Il s’agit donc d’une entreprise de contrôle opérant à la conjonction des réseaux sociaux, des smartphones et de la photo numérique, avec le consentement passif et la collaboration active des usagers. Une opération à but essentiellement commercial de contrôle massif et planétaire (Instagram compte à lui seul, hors Facebook, 100 millions d’utilisateurs actifs postant plus de 40 millions de photos par jour).
Si les serveurs d’Instagram ouvrent, drainent, stockent, croisent et traitent les flux d’informations, ce sont les smartphones qui en assurent la production. Parce que les clichés numériques sont immédiatement disponibles sur les écrans des smartphones et de tous les appareils numériques en réseau ; parce que les smartphones permettent de photographier sans compter, en réagissant plus qu’en réfléchissant, sous la forme réflexe d’un dégainer-capter-partager sans vraiment voir, sans cadrer, sans composer, comme en marge du regard. Pour ces raisons, et beaucoup d’autres plus générales concernant l’époque, un nouveau mode du faire photographique s’est imposé en moins d’une demi-décennie générant chez les usagers une frénésie de clichés et concourant à documenter leur vie quotidienne au travers de ses moments les plus quelconques, banals et supposés insignifiants.
Alors que ces myriades de clichés des instants quelconques et des micro-événements de la vie quotidienne des gens ordinaires auraient, dans les décennies précédentes, été abandonnés à leur insignifiance, ils font aujourd’hui l’objet de la plus grande attention depuis que la société de l’information s’est dotée des outils informatiques permettant de les capter, les collecter et les traiter, et de constituer ainsi une masse énorme de micro-savoirs dynamiques et d’immenses pouvoirs, notamment économiques, sur la «vie des gens».
Cette ombre du contrôle qui pèse sur la pratique la plus spontanée d’Instagram, l’iTunes Store d’Apple veut évidemment l’ignorer, en tant que vendeur de l’application et pionnier des smartphones. L’application Instagram est présentée comme une «façon sympa, gratuite et simple de publier vos photos à partir de votre téléphone […]. Choisissez parmi plusieurs effets de filtres pour donner un genre différent aux photos prises avec votre mobile. Transformez les moments de tous les jours en œuvres d’art que vous souhaitez montrer à vos amis et votre famille».
Offrir un service gratuit et simple permettant à chacun de publier ses photos numériques, de les esthétiser, de transformer son quotidien en «œuvre d’art», et de séduire ses amis et sa famille, tout cela paraît évidemment très «sympa». A condition d’oublier le dessein réel du dispositif, de croire en la promesse hyperbolique de métamorphoser le quoditien en «œuvre d’art», et d’adhérer au régime esthétique proposé.
La réalisation des images obéit en effet à un protocole élémentaire, standardisé. Le format est obligatoirement carré, et les clichés réalisés sont affichés jointivement sous la forme d’une grille continue. Avant la publication-partage sur Instagram ou Facebook, il est possible de modifier chaque cliché au moyen de vingt filtres dont chacun lui confère un aspect particulier qu’il est impossible de moduler.
Contrairement à ce que prétend Instagram, l’application ne transforme pas les smartphones en outils magiques de production esthétique d’images, et moins encore en convertisseurs automatiques du monde en «œuvres d’art». A l’inverse du caractère processuel de l’acte esthétique, les filtres agissent sur les images à la manière de stéréotypes formels, de façon mécanique, sans modulation possible.
Si esthétique il y a, elle est standardisée par les formes, par les thèmes d’une extrême banalité, par le format uniformément carré, et par la rigidité de la grille d’affichage des clichés réalisés.
Si création il y a, elle n’est assurément pas d’ordre photographique où prévalent le choix, la sélection et le cadrage sous la législation d’un regard réflexif. Mais surtout, la création qui est, au risque de l’incompréhension, toujours singulière, intempestive, et ennemie des stéréotypes, se distingue radicalement de la pratique d’Instagram dont les utilisateurs tendent à obtenir l’assentiment immédiat du plus large public exprimé par l’emblématique «J’aime» des réseaux sociaux.
Si les clichés Instagram relèvent moins de l’esthétique que de l’objet programmé (formellement, technologiquement, idéologiquement et commercialement), ils pourraient toutefois receler une force esthétique, mais une force involontaire reposant paradoxalement sur la méconnaissance esthétique de la grande masse des utilisateurs, et sur le fonctionnement-reflexe du dispositif.
En permettant à des opérateurs non-photographes, ignorant les règles et la culture photographiques, de produire en grande quantité des clichés libérés de toute norme formelle, Instagram pourrait faire advenir un ensemble totalement inédit d’images et de formes, une sorte d’esthétique sauvage assez puissante toutefois pour renouveler les regards et leur ouvrir de nouvelles perspectives. Une sorte de nouveau répertoire de formes et de points de vues possibles, dont les artistes pourront s’emparer pour engager certaines des grandes mutations esthétiques à venir.
André Rouillé.