Comment est-on arrivés là ? Par quel passage secret, par quelle faille dans le réel s’est-on faufilé avant d’être catapulté dans ce paysage étrange, aux teintes pâles et aux courbes rassurantes où la rationalité est prise d’un affolant vertige? Il faut trouver un abri. Là sous cette structure en métal coiffée d’un skydôme en plexiglas et d’une cuvette en terre cuite (Linda). Un rideau en lamelles de crêpe semble pouvoir se tirer, et la planche posée contre le mur là -bas faire office de cloison.
De plus près, apparaissent des petits butoirs en tissu molletonné appliqués sur les poutres métalliques, une cordelette semblable à celles qui tendent les toiles de tente, un petit ciseau zoomorphe, ustensile d’obstétrique du XVIIIe siècle; chaque détail de cette œuvre perfectionniste creuse d’avantage l’abîme où se perdent les repères spatio-temporels.
Déjà Linda mime l’architecture moderniste en même temps qu’elle évoque le baldaquin qui délimite symboliquement l’espace sacré dans la peinture du quattrocento.
Il doit bien y avoir une solution à cette énigme? A quoi sert ou a servi ce couvercle rectangulaire en bois disposé au centre d’une petite pièce enterrée, à l’écart de l’espace d’exposition? L’arrondi des angles, le léger évasement au sol et la surface soigneusement poncée sont le fruit d’un travail trop minutieux pour un moule abandonné (comme il sera précisé). Non, il est trop tentant de reconnaître dans cet anti-design la forme d’un sarcophage égyptien (ou peut-être martien), un banc dont l’ergonomie nous échappe, une porte vers la quatrième dimension dont il nous faut trouver la poignée.
Emmanuelle Lainé a consciemment laissé des traces de son passage. Sur l’érection de plâtre surmontée d’une réplique agrandie d’appareil auditif du XIXe siècle, c’est avec l’excitation de l’archéologue que nous observons les brins bleus laissés par la corde ayant servi au moulage.
Quant à la vague en toile de béton dans laquelle cette «statue» (comme l’appelle l’artiste) s’est aménagée une place (Doline), elle exhibe aussi ses dessous : son moule en bois est dressé à côté, et sert de support à un ordinateur portable consultable à la verticale.
Ainsi le processus de fabrication de l’œuvre se laisse reconstituer comme un puzzle, rien n’est caché, en somme tout est clair, et c’est d’autant plus déstabilisant.
Malgré la confrontation d’éléments mal assortis, ou l’anachronisme béant qui oppose l’Antiquité de cette pince obstétrique et le Futurisme de cette toile de béton mise au point par l’armée américaine, tout ici semble répondre d’une logique d’emboîtement et de complémentarité.
Comme les titres Doline et Linda se répondent dans une douce poésie en verlan, le skydome et la demi-sphère en terre cuite jouent la symétrie en nivelant l’innovation architecturale des années 1970 et le savoir-faire ancestral, le synthétique et le minéral, le transparent et l’opaque.
Bientôt les matériaux et les références a priori inconciliables forment de nouvelles entités (prénommées Linda ou Doline), inventent d’inattendues osmoses, ainsi cette clé en galalithe (lait caillé) s’est elle connectée avec succès au port usb de l’ordinateur comme une greffe aurait «prit», comme une prothèse de jambe se serait mise à marcher (celle contenue dans l’écrin de La Connaissance par l’osmose s’est échappée).
La conclusion de l’enquête est formelle: univers inconnu. Le talent d’Emmanuelle Lainé s’applique à construire des mondes. Un génie qui rime astucieusement avec le titre de l’exposition: «Ingenium» désigne à la fois les qualités innées d’une chose et la faculté de relier entre eux deux éléments disparates. Ce monde procède par synthèse de l’histoire et des objets qui composent le notre, et dont il distille les indices comme les traces d’une disparition à venir ou déjà passée.
— Emmanuelle Lainé, Linda, 2010. Structure en métal, terre cuite, skydôme, pince d’obstétrique, bois, sangle, crêpe, cordon.
— Emmanuelle Lainé, Doline, 2010. Statue en plâtre moulée à la corde, socle en tissu béton et son moule en bois.
— Emmanuelle Lainé, La Connaissance par l’osmose, 2010. Boîte à quatre coques réalisée à partir de magazines gratuits Objectif emploi pulvérisés et re-cartonnés, résine, sangle, charnières.
— Emmanuelle Lainé, Et Noix de Coco, ça vous fait penser à quoi ?, 2010. Texte écrit et documenté par Lætitia Paviani contenu dans une clef usb en galalithe.