ART | CRITIQUE

Infinitude

PPhilippe Godin
@28 Juin 2011

La peinture de Juliette Savaëte propose à la galerie Suzanne Tarasiève un nouvel art de la miniature centré sur le seul jeu de la répétition et de la variation. Elle parvient ainsi à s’émanciper de manière originale de l’enseignement de Claude de Viallat (dont elle fut l’élève) en accédant par une maîtrise imposante et délicate du détail coloré à un univers intime d’une grande poésie visuelle.

La trentaine de tableaux et de dessins exposée à la galerie Suzanne Tarasiève présente une importante variété de formats, de couleurs, de textures et de dispositions formelles. Ils évoquent parfois certains tissus aux motifs orientaux ou aborigènes comme les trois premières peintures qui ouvrent l’exposition. L’artiste professeur à l’école de Condé a d’ailleurs travaillé pour des maisons de haute couture comme Christian Lacroix pour lequel elle fit le dessin d’un tissu de sa collection. La dimension hédoniste et décorative de son art est manifeste.

D’autres peintures de grand format s’imposent par la création d’un espace pictural de formes spiralées qui aspirent la perception optique du spectateur. Celui-ci est alors contraint de changer de «focale» au fur et à mesure qu’il découvre des formes infinies enveloppées dans chaque forme. Véritable univers baroque où chaque volute, chaque cellule renferme une autre cellule. On pourrait trouver là l’idée de «pli» chère à Deleuze, de mondes pliés les uns aux dedans des autres. Ce que Juliette Savaëte exprime en déclarant qu’elle «recherche le monumental dans le minuscule».

Elle trouve ainsi une autre solution pour sortir des limites du cadre pictural que celle inaugurée en son temps par les peintres de Support/Surface par l’expérimentation des supports et des grands formats. Juliette Savaëte conquiert la dimension «monumentale» de sa peinture par l’exploration infinie du détail minuscule. Ce qui requiert de la part du spectateur une vision proche et multi-focale, découvrant au fur et à mesure qu’il se rapproche du tableau des mondes à l’intérieur des mondes.

De ce point de vue, le travail de Juliette Savaëte évoque certains peintres spirits qui opéraient en miniaturistes sur des formats immenses, roulant et déroulant à mesure leur composition en pratiquant une forme d’automatisme.
Juliette Savaëte emporte d’ailleurs dans tous ses déplacements ses peintures et dessins. Car, en utilisant des supports de toiles souples et mobiles, la peinture sur toile sans châssis peut alors être roulée ou pliée facilement. Elle devient la compagne de tous les déplacements. L’artiste peut alors travailler partout.

Juliette Savaëte pratique par conséquent une peinture nomade qui s’affranchit tout autant du lieu de création (l’atelier) que de celui de l’exposition. Œuvre qui n’est jamais in situ et centrée uniquement sur le fait pictural. La toile n’est nulle part. Elle manifeste la seule ténacité à persister dans l’acte de peindre jusqu’aux limites du support et du supportable. C’est une peinture en ce sens infiniment plus «marxiste» que celle revendiquée en leur temps par les tenants de Support/Surface, car l’œuvre est avant tout un bloc de temps de travail pictural cristallisé.

Les toiles et dessins étant parfois travaillés des centaines d’heures témoignent d’une véritable ascèse à laquelle se contraint l’artiste. La sobriété des matériaux employés (feutres, papier, stylo bille, acrylique) contribue aussi à revaloriser la pureté du faire artistique. La peinture de Juliette Savaëte participe en cela du ré-intérêt actuel pour des Å“uvres où le dessin domine. Cette recherche picturale dépouillée de toute surenchère des procédés plastiques se démarque en ce sens d’une certaine pratique mystifiant la création artistique du côté du «geste», de la posture ou du seul ready-made.

Eloge du travail; ode a la main aussi! Car, l’art de Juliette Savaëte est un éloge implicite de la manualité qui aurait fait le bonheur des grands apologues de la main: Aristote, Diderot, Riegl, Valéry, etc. Le plaisir rétinien que l’on éprouve à la vue de ces toiles est sans doute tributaire du bonheur de cette main qui met-en-forme si subtilement les couleurs et les traits.

Mais, c’est peut-être du côté des tableaux de petit format que le travail de Juliette Savaëte trouve le plus de densité. Dans le sillage de l’enseignement de Claude Viallat encore, on y retrouve la planéité, le caractère frontal et l’absence d’arrière plan, de modelé et de perspective par exemple. Seul un jeu subtil sur les reliefs en relation avec les qualités des toiles ou des papiers parfois.
L’espace pictural ainsi créé est donc un espace de proximité, d’intimité pour le peintre et le spectateur qui requiert une vision proche. Ici, pas de monde à comprendre ou à interpréter. C’est un univers où il n’y pas de centre ni de sens, mais des parcours concentriques, nomades, etc. C’est aussi un espace pictural manuel sans la moindre violence. Pas de cubes comme dans le cubisme ou Escher, les tableaux de Staël ou de Rouan qui s’appuient sur une ligne perpétuellement brisée et cassée.

Ce qui domine l’espace de Juliette Savaëte, c’est un monde de courbes, d’inflexions, de ronds, de spirales et de volutes. Jamais d’angles ni de coin. Mais des ronds, des myriades de point et des courbes qui s’enroulent autour de l’élément nucléaire et génétique du travail : la cellule et le point dans ce qu’ils ont de plus élémentaire et naïf.

Là encore, Juliette Savaëte applique la formule de Claude Viallat: «La forme quelconque est à la peinture ce que la cellule est au corps humain: son unité de base à partir de laquelle tout est possible». De fait, les toiles de Juliette Savaëte reprennent le même procédé mis au point par Viallat il y a près de 40 ans. A savoir la mise en place d’une esthétique de la répétition dans laquelle une forme simple est donc reproduite inlassablement. En prenant à la lettre l’idée que la forme ressemble toujours à une cellule (Urform) d’après le mot de Goethe «d’où tout peut naître», elle conçoit la création du tableau sur le modèle biologique de la germination .

En se servant de ce motif, c’est donc à un espace de vie, de simplicité et d’intimité que l’artiste nous invite à revenir. Face aux angles morts, la peinture de Juliette Savaëte parcourue de tous ces ronds nous propose une version picturale de «l’image poétique de l’espace heureux» décrit par Bachelard dans sa Poétique de l’espace.
Le souci du détail, la répétition, le miniaturisme, le désir d’envelopper l’infiniment grand dans l’infiniment petit sont autant de caractères formels qui témoignent du même effort de construire un espace pictural de l’intimité heureuse. Bachelard nous enseigne que la miniature converge toujours vers une source d’intimité.

L’art de Juliette Savaëte n’est donc nullement réductible au décoratif ou au seul plaisir rétinien. Il rend visible un espace intensif du dedans et nous invite à le cultiver comme une cellule intime. C’est la raison pour laquelle cette peinture ne peut pas se voir à distance mais doit se vivre de l’intérieur.

Å’uvres
— Juliette Savaëte, Infinitude, 2011, Technique mixte, stylo, feutre indélébile et acrylique sur toile
115 x 110.5 cm
— Juliette Savaëte, Sans titre, 2011, Technique mixte, stylo, feutre indélébile et acrylique sur papier entoilé, 158.5 x 232.5 cm
— Juliette Savaëte, Sans titre, 2011, Technique mixte, stylo, feutre indélébile et acrylique sur papier
42 x 47 cm
— Juliette Savaëte, Sans titre, 2011. Technique mixte, stylo, feutre indélébile et acrylique sur papier entoilé 
158,5 x 213,5 cm
— Juliette Savaëte, Sans titre, 2011. Technique mixte, stylo, feutre indélébile et acrylique sur papier entoilé. 158,5 x 208,5 cm

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