Anna et Bernhard Blume
Images du roman photo de toute une vie
Anna et Bernhard Blume ont étudié à l’Académie de Düsseldorf (Allemagne) dans les années 60, à l’époque de l’enseignement de Joseph Beuys et de Hilla Becher, et en compagnie d’artistes comme Sigmar Polke, Imi Knœbel et Blinky Palermo, avant de poursuivre des études de philosophie à l’Université de Cologne où ils choisirent de résider.
Précurseurs d’une certaine photographie mise en scène, à la frontière de la performance, leurs grands polyptyques ou séries induisent, avec beaucoup d’humour, plusieurs niveaux de lecture: confrontation d’un couple d’artistes à la vie quotidienne, réflexion artistique et esthétique sur le modernisme, et, enfin, méditation plus complexe, philosophique et ontologique, sur l’existence humaine dans sa relation à son environnement.
Les Blume se mettent eux-mêmes en scènes dans les intérieurs petits bourgeois des années 50 et 60, étouffants à force de saturation mobilière et décorative. La prise de vue paraît intempestive, déclenchée par hasard avant ou après la scène prévue, pendant la préparation ou lors du démontage des décors. Au premier regard, on assiste tout simplement au combat quotidien mené par un couple contre le chaos ordinaire, ou engagé par tout artiste, en début de carrière surtout, pour survivre tout en poursuivant son propre travail artistique. Ce combat devient également la métaphore d’une lutte entreprise par toute une génération contre la réification bourgeoise du monde pour s’affranchir des valeurs portées par la société occidentale d’après-guerre.
Mais ici la lutte semble inégale et toujours perdue d’avance: dans des séries comme Mahlzeit (1989) ou Vasenextase (1987), les objets ou la nourriture leur échappent, chutent, les meubles et les murs basculent. Cet environnement matérialiste si patiemment gagné et élaboré — les Blume construisent eux même leurs décors et leurs accessoires — se rebelle, acquiert une vie en propre et prend le pouvoir.
Dans les décors instables de ce théâtre du quotidien, les raccourcis de perspective, les lignes de fuite contradictoires, tout cet univers instable et oppressant, nous projettent aussi tout droit dans quelque tableau cubo-futuriste ou quelque décor cinématographique de l’époque expressionniste. L’histoire de la modernité artistique, sa prégnance, sont aussi au cœur des questionnements du travail des Blume. Une modernité d’ailleurs bien envahissante!
Dans d’autres séries, comme Transcendentaler Konstrucktivismus (1992-1994) ou Abstrakte Kunst (2002-2006), c’est au sujet transcendantal de Kant et à la modernité picturale la plus rigoriste que se confrontent les artistes, celle de l’abstraction de Mondrian, Malevitch ou Van Dœsburg. Les accessoires qu’ils tentent de manipuler, de s’approprier – accessoires toujours fabriqués par eux — déclinent des motifs géométriques emblématiques de l’art concret.
Usant d’un comique de situation digne du cinéma muet, les artistes tentent de faire un sort au modernisme et à ses présomptions démiurgiques, en ramenant, voire en rabaissant le répertoire vers sa matérialité première, vers son statut d’objet: les lignes de forces du tableau se métamorphosent en béquille ou en porte-manteau, en table ou en étagère chancelantes. Mais la modernité n’en résiste pas moins de toutes ses forces: le motif devient, littéralement, une croix bien lourde à porter, envahit ou paralyse jusqu’au corps même de l’artiste, sidère son œil exorbité, prolifère jusqu’à presque crever le tableau (Transzendentale Orthopädie, 2002-2006). Là encore, l’objet est incontrôlable, animé d’une volonté en propre, la créature se rebelle contre son créateur jusqu’à fusionner avec lui. Dans les travaux des Blume, le motif de la croix n’est pas seulement l’emblème de la peinture abstraite géométrique. C’est aussi celui du catholicisme qui a bercé l’enfance de Bernhard Blume. Cette référence métaphysique, et plus précisément ici «transcendantale», suggère également un par-delà ou un au-delà de l’univers matérialiste.
L’utilisation récurrente du flou provoqué par le mouvement des personnages ou des objets, cette maladresse honnie des photographes professionnels, rapproche leurs images de la pratique amateur, leur permet à la fin des années soixante de les rattacher au champ plus mouvant et vivant de la performance, d’intégrer une immédiateté quotidienne, et, surtout, des apparitions furtives, dans une pratique de production d’image a priori statique. Le traitement en noir et blanc, la grisaille qui dominera de plus en plus les séries photographiques, vont quant à eux prévenir tout réalisme pour au contraire accentuer la teneure fantomatique des images. Car le flou et le noir et blanc sont aussi ceux de la photographie spirite de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Cet intérêt pour une photographie de l’invisible témoigne très tôt d’une remise en question de la valeur d’indexation de ce «médium» et de la recherche d’une analogie avec l’essence de l’abstraction dans sa négation de la mimésis. Les œuvres rejouent avec humour et ironie une «hystérie» de l’artiste dans son fantasme de régénération imaginaire, mais voilent aussi pudiquement des questionnements moins religieux qu’ontologiques sur la persistance des êtres et des choses, de leur présence et de leurs actes.
Anne Giffon-Selle, Directrice CAP.