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Images à charge. La construction de la preuve par l’image

04 Juin - 30 Août 2015
Vernissage le 04 Juin 2015

Cette exposition est consacrée à l’image produite en tant que preuve par des experts, chercheurs et historiens dans des cas de crimes ou de violences individuelles et collectives. Elle tente de comprendre comment, quand et par qui elles ont été produites, avec une interrogation de leur statut: ni documents purs, ni images symboliques, ni preuves en soi.

Alphonse Bertillon, Susan Meiselas, Rodolphe A. Reiss, …
Images à charge. La construction de la preuve par l’image

Première exposition au Bal sans œuvre et sans artiste, «Images à charge» est consacrée à l’image produite en tant que preuve par des experts, chercheurs et historiens dans des cas de crimes ou de violences individuelles et collectives.

Sont présentés onze cas depuis l’invention de prises de vue «métriques» de scènes de crimes au XIXème siècle, jusqu’à la reconstruction d’une attaque de drone au Pakistan en 2012. Pour chaque cas, un contributeur revient sur son contexte historique et géopolitique d’apparition, la finalité des images et leurs conditions de production :
— 1903, Alphonse Bertillon
La photographie métrique de scènes de crime, par Luce Lebart
— 1906, Rodolphe A. Reiss
Traces, taches, empreintes… Découvrir des détails invisibles à l’œil, par Luce Lebart
— 1902-1939, L’homme du Suaire
La «première photographie de crime», par Luce Lebart
— 1914, La guerre vue du ciel
Avant et après un bombardement, par Anthony petiteau
— 1937-1938, La grande terreur en Urss
Portraits des condamnés d’un crime d’état, par Tomasz Kizny
— 1945, Le procès de Nuremberg
Confronter les nazis aux images de leurs crimes, par Christian Delage
— 1985, Le crâne de Mengele
«Le procès des os», par Thomas Keenan & Eyal Weizman
— 1992, La destruction de Koreme, Kurdistan irakien
Cartographier les fosses communes par Eric Stover
— 2009, Le livre de la destruction
Inventaire par le gouvernement palestinien des bâtiments détruits suite aux attaques israéliennes, par Eyal Weizman
— 2013, Attaque de drone à Miranshah
Décrypter un témoignage vidéo par Eyal Weizman & Forensic architecture
— 1945-2014, Les revendications des Bédouins sur leurs terres dans le désert du Néguev
L’histoire à la limite du seuil de détectabilité, par Eyal Weizman

«Voir, c’est croire». La capacité d’attestation de l’image, qui prévaut dans la perception commune, est d’autant plus avérée dans le champ légal. La photographie révèle, enregistre, valide, certifie et l’usage courant de photographies dans les tribunaux, qui suit de peu l’invention du médium, le démontre: le pouvoir de vérité de l’image est un instrument de conviction essentiel au service de la justice.

En réalité, ce pouvoir de vérité a toujours été ardemment débattu, parfois légitimement contesté et souvent contredit. Comment les traces, les signes ou les symptômes d’un acte criminel peuvent-ils être découverts, compris et validés par l’image? Comment des dispositifs de capture ou de présentation de l’image sont-ils conçus par les experts pour renforcer son caractère probatoire? Comment l’image se construit-elle dans un discours scientifique et historique de vérité?

Le dispositif renforce la force probatoire de l’image. Le mot anglais «forensis» (et sa version francisée la forensique) se définit comme «la mise en œuvre de moyens scientifiques et technologiques pour enquêter et établir des faits devant des tribunaux ou d’autres forums». Par ses vertus documentaires, l’image constitue un moyen privilégié d’établir ces faits. Etymologiquement, preuve et document sont d’ailleurs liés. Mais que peut-on vraiment apprendre de ce que l’on voit sur une image? L’image du crime dévoile et occulte en même temps, en livrant des indices trompeurs, tronqués ou parcellaires de ce qui est advenu. Plus que tout autre fait, le fait criminel se révèle opaque, indescriptible, irreprésentable.

L’enjeu est donc pour les experts de construire un dispositif d’images, un artifice à même de révéler la substance de l’image, sa vérité. Le dispositif a pour objectif de montrer ce qu’a priori, on ne peut pas voir. Il rend visible l’invisible. Ainsi, Alphonse Bertillon construit l’espace métrique de la scène de crime ou Richard Helmer superpose l’image du crâne et les visages de Josef Mengele. Rodolphe A. Reiss révèle des signes imperceptibles à l’œil nu, comme des traces de sang sur un linge lavé. Parfois, c’est la matière même de l’image qui est sondée: les silhouettes des victimes de l’attaque d’un drone à Miranshah sont-elles réellement incrustées dans les pixels de l’image?

Le dispositif visuel permet aussi d’ordonner le chaos du crime. A la violence infligée aux corps et à la matière, succèdent l’ordre et la rigueur de l’analyse scientifique. La scène du crime soigneusement quadrillée, les lois optiques, mathématiques ou de causalité peuvent s’exercer et produire des données chiffrées facilement transposables en plans, statistiques et schémas 3D.

Les dessins de l’archéologue James Briscoe établissent le plan exact des fosses communes de Koreme, au Kurdistan irakien. Les images aériennes réalisées par les britanniques en 1945, permettent de dresser une carte précise du territoire palestinien, avant même la création de l’Etat d’Israël et les violences perpétrées contre les Bédouins.

Dispositifs de captation, d’interprétation, les experts élaborent aussi des dispositifs de monstration de l’image. L’exemple le plus frappant reste la décision du juge
Jackson, procureur au procès de Nuremberg, de placer au centre de la salle du tribunal l’écran destiné à montrer le film sur les camps de concentration à charge
contre les prévenus nazis et d’éclairer leurs visages pour filmer leurs réactions face aux images de leurs crimes.

Bien réelle, la mise en œuvre par les experts de ces dispositifs d’images n’en demeure pas moins paradoxale. L’objectivité de l’image utilisée à des fins judiciaires n’est pas une donnée mais quelque chose qui s’élabore, se construit. Pour y parvenir, le dispositif doit faire disparaître la subjectivité de l’expert, atteindre un idéal de transparence de l’image, de neutralité du point de vue. La disparition de l’expert en tant qu’auteur, c’est à ce prix que l’image accède au statut de preuve.

Les graduations qui bordent les images de Bertillon livrent la scène aux déductions mathématiques du juge ou des jurés. Le Livre de la destruction de Gaza adopte la forme d’un inventaire rigoureux des bâtiments détruits en 2009 après les attaques israéliennes.

Autre paradoxe, l’image produite par les experts occulte souvent la dimension personnelle du crime et ce, alors que l’image a justement pour finalité d’identifier la victime des actes de violence et le coupable à l’origine de ces actes. Ainsi, l’accumulation terrifiante des portraits des victimes de la Grande Terreur en ex-Urss, entre 1937 et 1938, ne concentre pas notre regard sur la tragédie vécue par chaque individu, chaque famille, mais révèle l’étendue du crime collectif d’Etat et démonte la mécanique aléatoire imparable des exécutions.

Enfin, les images d’actes criminels se distinguent par le fait qu’elles transgressent un tabou, celui de la représentation de la mort. Leur finalité est de montrer sans critère esthétique, de témoigner sans critère moral. Les photographies de Bertillon ou celles de Susan Meiselas des fosses communes de Koreme le montrent bien. Ces images qui paraissent «sans loi» existent pour que justice soit faite.

Le dispositif n’est pourtant pas la garantie pour l’expert d’établir les faits de manière irréfutable. Se rapprocher de la vérité est un exercice complexe, périlleux, non exempt de calculs de probabilités et de marges d’erreur. L’expert ne capte souvent que des indices fragiles, un scénario hypothétique, des bribes de vérité. A Douaumont, près de Verdun, les bombardements incessants du fort par les deux camps induisent une perte totale de repère temporel. Le dispositif des prises de vues «avant/après», qui permet d’évaluer l’impact des bombardements, est devenu un état permanent. L’image-preuve est bien là mais l’attribution possible des responsabilités se dissout dans le brouillage du temps et le chaos permanent de la guerre.

Exposer et publier ces images implique de les déplacer de leur cadre habituel de perception. Cette exposition tente de comprendre comment, quand et par qui elles ont été produites, et propose une perspective critique sur leur statut — ni documents purs, ni images symboliques, ni preuves en soi. Pour l’enquêteur comme pour le spectateur, mettre en action une pensée en images, c’est déjà trouver une fenêtre de vérité.

Diane Dufour, commissaire

Vernissage
Jeudi 4 juin 2015

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