Il suffit d’y croire. C’est autour de cette injonction que Martin Le Chevallier, graphiste de formation, construit ses derniers travaux — vidéos interactives, jeux vidéo ou serveur vocal. Le spectateur/acteur/joueur, alternativement invité à croire en un auto-contrôle social, à une société idéale, à l’épanouissement dans le travail, à un acte de consommation déculpabilisé, à une vie faite de projets et qui aurait un sens, est confronté à des mythes à double face.
Il faut d’abord s’installer devant le jeu vidéo Vigilance 1.0. Une série d’écrans permettent de surveiller les quartiers d’une ville, ses rues, son supermarché, son école… Un seul objectif : la délation. En cliquant sur les petits habitants en mouvement, le joueur voit son score augmenter s’il surprend en flagrant délit alcooliques, exhibitionnistes, vagabonds ou toute personne jetant des détritus sur le sol. Le score baisse en cas de diffamation.
Au-delà d’une simple application ludique et informatique de l’archétype de Big Brother, Martin Le Chevallier surprend le spectateur — qui se prend au jeu — en flagrant délit de dénonciation de tout un chacun potentiellement délinquant. Au bout de quelques clics, les alcooliques (score +2) à la démarche titubante aisément repérables parmi la foule ne vous suffisent plus. Il vous faut traquer les proxénètes et les pédophiles (score +5)…
Le cédérom Gageure 1.0. est une mise en forme labyrinthique du discours d’entreprise le plus normalisé et des mythes du management participatif. A travers un entretien d’embauche qui met en scène l’ordinateur-employeur et le spectateur-travailleur, le logiciel promet l’épanouissement au travail du candidat et interdit toute passivité face à l’écran.
Un peu interloqué d’avoir pour seule tâche de jouer au Tétris, vous êtes invectivé sans répit par un écran qui affiche des questions bien embarrassantes: « Aimez-vous votre travail ? », « Êtes-vous personnellement certifié ISO 9000 ? », pour être enfin sommé de vous engager immédiatement dans une « démarche qualité ».
L’habileté de la machine, tantôt tyrannique tantôt gourou, autant que notre si facile soumission aux règles d’un modèle de travail absurdement utopique laisse pantelant.
Le serveur vocal Doro Bibloc use de tous les subterfuges du télémarketing, de la voix suave aux arguments fumeux, pour vous faire acquérir une œuvre d’art contemporain. Safe Society est une bande annonce type blockbuster présentant les concepts-clés d’un nouveau monde sécuritaire, débarrassé de tous les fléaux, mais où l’on imagine facilement qu’il puisse être interdit d’interdire.
Dans les deux vidéos interactives, Oblomov et Le Papillon, l’ennui des protagonistes répond à l’ennui du spectateur qui choisit invariablement de replonger, par le simple pouvoir du clic, les personnages dans une action qui est tantôt un leurre, tantôt le miroir d’une perpétuelle insatisfaction.
Dans la première, un homme inactif condamné à demeurer dans une pièce reste indéfiniment immobile tant que le spectateur ne fait rien. Le clic déclenche une action, brève, sans conviction, inutile en somme, jusqu’à faire sentir la vanité et le dépit liés à la contemplation pourtant active de l’œuvre en question.
Dans Le Papillon Mathieu Amalric poursuit un but. Une fois atteint, l’épisode semble se terminer au son d’un générique de happy-end, devant la posture oisive du héros satisfait de son sort. Toujours en cliquant, le spectateur perturbe la béatitude du personnage et le lance vers un autre destin. La vidéo est une boucle sans fin, va-et-vient entre « la vraie vie est ailleurs » et la quête d’une herbe toujours plus verte, une fuite en avant vers un accomplissement de soi inaccessible.
En somme, Martin Le Chevallier ne nous donne qu’un simulacre de pleins pouvoirs, servant à dévoiler le cœur de son propos. Prêt à assouvir ses pulsions et à céder à l’impératif d’immédiateté, le spectateur-acteur est pris au piège d’une démarche qui va bien plus loin qu’un simple divertissement, pour se rapprocher de ce que dénonçait Stanley Milgram dans Soumission à l’autorité.
L’artiste se saisit des outils les plus représentatifs de l’époque et de ses travers et s’engage au-delà même du principe du détournement, en mettant en scène une logique sous-jacente. Des thématiques galvaudées et cent fois matière à débat de société sont ainsi court-circuitées par l’expérience même du spectateur-acteur. Y compris, et c’est là la dernière finesse du travail de Martin Le Chevallier, le concept d’interactivité, très à la mode, surtout dans l’art contemporain.
Martin Le Chevallier
— Gageure 1.0., 1999. Cédérom interactif.
— Vigilence 1.0., 2001. Jeu de vidéo surveillance.
— Félicité, 2001-2002. Vidéo interactive.
— Oblomov, 2001. Vidéo interactive.
— Safe Society, 2003. Vidéo.
— Doro Bibloc, 2003. Serveur vocal téléphonique.
— Le Papillon, 2005. Vidéo interactive.