Berlinde de Bruyckere, Philippe Vandenberg
Il me faut tout oublier
Cette exposition réunit le travail de deux artistes belges de générations différentes: une sculpteur, Berlinde de Bruyckere (née en 1964 à Gand) et un peintre, Philippe Vandenberg (1952, Gand -2009, Bruxelles), quasiment jamais exposé en France.
Berlinde de Bruyckere a choisi d’assurer exceptionnellement le commissariat de l’exposition «Il me faut tout oublier». Elle a sélectionné des tableaux et dessins de Philippe Vandenberg en écho à son propre travail, instaurant un dialogue intense entre les deux Å“uvres. Une sculpture imposante de cire et de chiffons, réalisée spécialement pour la Maison Rouge, fait suite à celle présentée au Pavillon Belge à la dernière Biennale de Venise.
Extrait du catalogue de l’exposition Philippe Vandenberg/Berlinde de Bruyckere, Innocence is precisely: never to avoid the worst.
«Au cours d’une longue année, je me suis rendue à l’atelier de Philippe Vandenberg à intervalles réguliers. Il me fallait faire une sélection de ses dessins et placer les miens à côté d’eux. Le résultat ferait l’objet d’un livre.
Le temps et la distance qui séparaient le moment où je fermais ma porte et mon arrivée à l’atelier de Philippe m’aidaient à me préparer à la tâche. Une lente progression, à pied, en tram, en train, en taxi, entrecoupée d’attentes. Tout ce temps m’était nécessaire pour faire le vide en moi, m’ouvrir à ce que je recherchais.
Je me souviens de chacune des visites à l’atelier. Particulièrement de l’appréhension «d’avoir le droit d’observer», de «devoir observer» la totalité de l’atelier d’un autre artiste. Que penserais-je si, après ma mort, un autre artiste était autorisé à traîner dans mon atelier et à feuilleter mes livres? Etais-je vraiment la bonne personne pour ça? Ces questions me hantaient alors que je m’attelais au travail, passant en revue l’intégralité des 30 000 dessins, chronologiquement, la plupart d’entre eux rassemblés en carnets de croquis ou en épais dossiers. Au cours de ces visites, alors que je rencontrais l’un après l’autre les signes d’une âme sÅ“ur, tous mes doutes et mes questions s’effacèrent.
Le choix que j’ai fait est intuitif. L’enchaînement des séries fonctionne comme une «vaste» narration, au fil de laquelle il devient clair qu’il y a peu de différences dans les cruautés perpétrées par les hommes. Nos peurs les plus profondes et les plus anciennes, celles auxquelles guère personne n’ose penser, ou celles que nous rejetons simplement en frémissant, il les confie au papier.
Je m’y suis souvent retrouvée: Philippe Vandenberg est une âme sÅ“ur. Comme Gustave Flaubert, il refuse toute distinction entre la tête et le cÅ“ur, entre le fond et la forme. Chez les personnes, tout est relié. En outre vient s’ajouter notre amour partagé pour les maîtres anciens.
Qu’est-ce qui rend les figures antiques si belles? Leur originalité. Quel degré d’étude et d’effort est nécessaire pour s’en libérer, pour créer quelque chose qui soit entièrement vôtre?
Philippe Vandenberg nous a laissé une énorme quantité de dessins. Il en émane une force irrésistible; il n’avait d’autre choix que de dessiner.
Cela est palpable dans le souvenir d’enfance que Philippe Vandenberg décrit dans On the way in a cage is a man, his hands red. Philippe a cinq ans et est assis sous la table, il dessine. Sa mère repasse sur la table. Son père arrive et se tient près de la table. Ils commencent à se disputer. La douleur s’infiltre dans le dessin.
Philippe écrit: «Je comprends le Piège pour la première fois, et le Piège se referme en claquant. La table est la cage, je suis assis dans la cage. Une cage avec un toit rouge brûlant et des barreaux de jambes humaines.
J’étends le dessin au milieu de la cage. Je rampe autour en cercles. Désormais, c’est ce que je ferai toute ma vie, essayer de capturer l’image et son motif ou le motif de l’image sous un autre angle. […]
Je pousse le dessin vers l’extérieur à travers les barreaux de la cage, où il disparaît sous la semelle de mon père. Je suis assis dans le Piège et maintenant je sais: le dessin — l’image — sera un langage. Je ne dois jamais m’arrêter de dessiner. Le dessin transmettra l’inexprimable et me protégera. L’image a tout pouvoir.»
À côté de cela, je peux replacer un de mes souvenirs d’enfance. Les draps séchant sur le bord de mon box dans le dortoir du pensionnat. L’image est indélébile. Même si je ne pouvais pas le voir de l’extérieur, je savais à quoi ressemblait le tableau. Exposé à la vue de tous les autres enfants. Et lorsque je n’avais pas uriné dans mon lit la nuit, je rêvais tout de même que je l’avais fait. J’ai commencé moi aussi à dessiner à cinq ans, pour m’échapper. Dans le dessin, tout était possible. Mon imagination était mon salut, là je réussissais, mais j’étais aussi très seule.
A l’âge de cinq ans, je suis allée en pension; j’étais gauchère de naissance, ce qui à l’époque était considéré comme quelque chose à rectifier. J’ai commencé à bégayer. Selon les sÅ“urs, un symptôme temporaire de mon désapprentissage de gauchère. Mais ensuite, j’ai commencé à mouiller mon lit.
Une honte et une humiliation encore plus grandes. Tout cela a abouti à une grande solitude, irréparable, mais qui m’a probablement conduite vers la création.
Je suis assise, à parcourir les carnets de croquis. Je n’ai jamais recherché ce qui serait pour moi le meilleur dessin, je les parcourais plutôt comme j’aurais lu un journal intime. Dans chaque dessin, je ressens sa façon de chercher seulement pour parvenir à la même conclusion.
«Nous sommes incapables de changer, nous sommes condamnés à être les prisonniers du mal.» Chaque série est le témoin de conflits intimes et intérieurs. Ce n’est que par le dessin qu’il semble les contrôler.»