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If I Sing to You / Soli

PCéline Piettre
@21 Nov 2008

Deux semaines fastes pour les spectateurs du Centre Pompidou, qui découvrent, tour à tour, 3 solis de l’excentrique Steven Cohen et la dernière pièce de Deborah Hay, figure historique de la danse post-moderne.

En programmant Steven Cohen et Deborah Hay à seulement quelques jours d’intervalle, les Spectacles vivants du Centre Pompidou proposent deux approches du corps très éloignées l’une de l’autre, deux esthétiques singulières, sui generis, qui se rejoignent pourtant dans ce même désir de dire l’expérience de la vie humaine. « Danser, pour Steven Cohen, c’est être au cœur de forces contradictoires : la mémoire et l’imagination, les zones intimes et publiques, la fierté et la honte…». Une ambivalence que l’on retrouve dans les gestes et les égarements sonores de If I Sing to You de Deborah Hay, vecteurs d’une instabilité fondamentale.

Dans les trois soli de Steven Cohen, la vidéo, comme toujours dans le travail de l’artiste, se substitue ou se cumule à la présence sur scène. Elle donne à voir l’atrocité du réel — génocide, ségrégation, misère — et lui sert parfois de filtre, comme pour en atténuer l’impact, la cruauté nue. Les « yeux humains ne supportent ni le soleil, ni le coït, ni le cadavre» nous disait Bataille. Et c’est à cette morbidité de l’obscène, cet « inmontrable », que le chorégraphe nous confronte dans Dancing Inside Out (2004), quand, muni d’une caméra portative, il se lance dans l’exploration méthodique de son intériorité : oeil, oreille, verge, anus. L’exhibition du corps fait ainsi écho aux vociférations abjectes de Hitler (que l’on entend en fonds sonore) et aux archives photographiques des camps de la mort dont la vision relève de l’insupportable. La facture de la vidéo elle-même reprend le champ lexical de la surexposition, avec cette lumière aveuglante qui finit par dissoudre les corps au lieu de les rendre visible, anticipant leur anéantissement futur et dénonçant, par métaphore, les amnésies de l’histoire.

Steven Cohen, chancelant du haut de ses vertigineux talons, drag queen baroque et dérangeant, condamne les barbaries contemporaines, et plus spécifiquement celles qui touchent à sa culture juive ou à son pays natal, comme dans la vidéo Chandelier tournée au coeur du bidonville de Joannesburg. S’il heurte la pudeur, affronte effrontément la morale, use sans retenue du registre de la provocation, il échappe pourtant à l’apparente facilité d’un tel langage, tant la douceur de son regard sur le monde rend légitime sa démarche. A vif, la chair glabre et dénudée de Steven Cohen devient le territoire d’une expérience du repentir, où la douleur mêlée à la grâce leste le corps d’un poids d’archange. En le regardant quitter la salle avec peine, freiné dans sa marche par la démesure de son accoutrement, sur le point de tomber à chaque pas, on se remémore en nous même un verset biblique : « Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l’enverra au désert sous la conduite d’un homme qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes leurs fautes en un lieu aride. » Lévitique XVI, 21-22

La pièce de Deborah Hay, elle, oppose à la force du spectaculaire une scénographie quasi inexistante, qui abolit la frontière symbolique entre la représentation et le réel, la scène et les spectateurs. Le niveau d’éclairage, invariable, unit sous une même intensité lumineuse les interprètes et leur public, et ce pour la durée totale du spectacle. Sur les planches nues, privées de musique, les six danseuses se suffisent à elles-mêmes, vêtues comme monsieur (ou plutôt madame) tout le monde.

Fidèle à cet esprit démocratique, le mouvement emprunte à l’intime, au quotidien, aux tâtonnements de l’existence. Par moment, se dessine la ligne fuselée d’une arabesque (difficilement tenue) et l’arrondi d’une couronne, exécutée avec une certaine naïveté comique sans pour autant succomber à la tentation de la caricature.

Si, très vite, l’on reconnaît dans les trajectoires aléatoires suivies par les interprètes la touche cunninghamienne — et par la même l’appartenance de la chorégraphe américaine à l’idéologie post-moderne —, la manière de Deborah Hay reste singulière et d’une subtilité rare. Ses chorégraphies récentes, en plus de proposer un très beau travail sur l’espace et le temps — parfois ralenti jusqu’à l’immobilité ou en proie, au contraire, à une accélération frénétique —, intègrent la parole, ce qui leur confère une indéniable qualité sonore. Qu’elles marmonnent pour elles même ou entament des vocalises tonitruantes, les danseuses, dont les déplacements, en l’absence totale de musique, rythment à eux seuls l’espace, explorent les géographies possibles de la voix.

Enfin, derrière l’abstraction du geste, de petites histoires, dont on se délecte sans rien y comprendre vraiment, commencent pour ne jamais aboutir. Des jouxtes et des étreintes aussi brèves que soudaines, des voyages sans destination précise, une femme qui rugit ou jappe comme un animal et des hystéries, des rages ponctuelles, signes de l’affirmation de l’individu face au collectif, composent une partition instable. Regroupés ou solitaires, les « personnages » de If I Sing to You sont voués à une prospection constante de l’espace, du temps, du geste. Le corps, prisonnier d’un état transitif, dit l’impermanence de l’être, caractéristique de la pensée bouddhiste — à laquelle la chorégraphe n’est d’ailleurs pas insensible. Ainsi, dans la lignée de Steven Cohen, la danse de Deborah Hay éprouve cette précarité de l’existence, mais dans sa version optimiste, comme une source renouvelée et jubilatoire d’émerveillement.

 

Steven Cohen, Soli
Dancing Inside Out (30 mn)
— Conception, réalisation et interprétation : Steven Cohen — Bande sonore : Adhémar Dupuis

Maid In South Africa (14 mn)
— Conception et réalisation : Steven Cohen
— Tournage : Afrique du Sud

Chandelier (24 mn)
— Conception et production : Steven Cohen
— Film : Fiona Mc Pherson, Coco Van Oppens, Elu Keiser
— Création : Johannesburg 2002

Deborah Hay, If I Sing to You
— Chorégraphie et direction : Deborah Hay
— Assistant à la chorégraphie : Laurent Pichaud
— Interprétation : Michelle Boulé, Jeanine Durning, Catherine Legrand, Juliette Mapp, Vera Nevanlinna, Amelia Reeber
— Consultant costumes : Laurent Pichaud
— Maquillage : Moritz G.
— Production et diffusion : Tricia Pierson

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