Après l’exposition «Let’s Dance», où la fête était triste, l’exposition d’Éric Duyckaerts au Mac/Val est sérieusement drôle. On rit beaucoup devant cet ensemble de vidéos produites pour l’occasion, et cela fait un bien fou dans une actualité artistique qui sourit peu et préfère souvent la gravité dérisoire à la fine dérision. On rit donc, un peu comme dans une exposition de Pierrick Sorin. Mais là où l’artiste nantais fait du bidouillage technique un générateur comique de discours, Éric Duyckaerts fait du discours amphigourique un producteur malicieux de recettes visuelles.
Dans «vidéo» il y a «idéo», semble rappeler le titre. Et nous comprenons rapidement comment le discours peut inonder l’image, ou comment l’image doit justifier l’idée. Car l’artiste est un génial moulin à paroles. De ceux contre lesquels on se battrait en vain, qui s’autoalimentent et tournent en rond, mais se dévissent peu à peu et se décrochent finalement.
Chaque fois, Éric Duyckaerts se met en scène, jouant les vieux professeurs ou les grands experts, et s’embarque dans des explications abracadabrantes à propos de logique, de linguistique et de philosophie, se convaincant toujours de l’ampleur de la tâche (tout «remonte à très, très loin» et doit être expliqué «pas à pas») mais finissant par perdre le fil en noyant, l’air de rien, le raisonnement dans ce qu’il faut bien appeler un flou artistique.
La règle est de ne jamais s’arrêter de parler: ses flots de paroles nous emportent vers une terra qui semble aussi incognita pour lui que pour nous, jusqu’à ce qu’un fondu au noir indique, le temps d’un point-virgule, que ce savant fou est visiblement retombé sur ses pieds.
Peu importe d’ailleurs ce qu’il en est vraiment, nous préférons suivre les circonvolutions de sa pensée que d’en juger la rigueur. Et Éric Duyckaerts sait que la clé est d’entretenir la distraction du spectateur plutôt que de viser son attention. Assis dans des transats sur une moquette couleur sable, nous le regardons débiter sa rhétorique comme nous regarderions les flux et reflux de la mer, et décrochons avec bonheur pour apprécier ses manies moqueuses et relever la cocasserie des décors.
Car il y a beaucoup de dérision dans ces performances oratoires, et c’est là que la mise en scène est plus subtile qu’elle n’en a l’air. Trop télévisuelle pour être honnête, elle applique à la lettre les codes de l’entretien filmé — la multiplicité systématique des points de vue, les zooms superflus destinés à rendre l’image plus « dynamique » que son contenu (entendez ici à maintenir le téléspectateur éveillé) — pour mieux en révéler la vanité. Par un simple écart de cadrage ou un mauvais cut, le docteur assis devant sa bibliothèque paraît ainsi ridiculement écrasé sous ses livres, le papier peint du théoricien semble subitement clownesque, quand celui du professeur apparaît totalement brouillon.
L’habileté de l’artiste réside dans cette manière de faire coïncider le décalage critique avec l’errance de la pensée. Tantôt l’extravagance du discours suffit à dénoncer les automatismes du filmage, tantôt les tics de cadrage dévoilent les astuces grotesques de l’exposé. À l’image des grands entrelacs sérigraphiés exposés ici et là , la pensée suit un cheminement fort alambiqué dont les méandres sont admirables mais ne tiennent en réalité qu’à un fil.
Le plaisir consiste à ne pas tirer trop tôt sur la ficelle et à laisser l’artiste tresser les mailles incompréhensibles de sa réflexion, tout en admirant son art d’y parvenir et sa façon pince-sans-rire de s’en moquer. Au-delà du regard-caméra, le lien qu’il entretient avec le spectateur repose sur cette plaisante complicité sur l’art et la manière de produire un discours bidon, citations grecques à la clé et digressions à l’appui.
C’est là que l’art dépasse la tekhnè et s’avance aveuglément dans le domaine de la poésie. L’artiste a alors carte blanche pour manipuler la crédulité du spectateur, tel ce collectionneur décrivant avec une folle précision les cartes invisibles accrochées aux murs de son château vide (Le Cartographe, 2011).
La force d’Éric Duyckaerts est bien entendu de maîtriser la technique du discours et de la détourner de sa voie, mais c’est aussi de la rendre fascinante en même temps que dérisoire. Aristote voulait que le poète tragique favorise le vraisemblable au détriment du possible et du réel, l’artiste applique ici la règle au discours doctoral et le rend aussi poétique que comique. Avec virtuosité, il nous mène en bateau dans le grand théâtre du Savoir, et c’est avec plaisir que nous le regardons faire.
Å’uvres
— Éric Duyckaerts, Straubisme, 2010. Tournage vidéo,
— Éric Duyckaerts, Straubisme, 2010. Tournage vidéo,
— Éric Duyckaerts, Jean-Pierre Khazem, The Drummy’s Lesson – Which?. Photo couleur, encadrement. 102,5 x 125,7 cm.
— Éric Duyckaerts, How to Draw a Square, 1999. Blocnotes géant, crayon, lecteur DVD, vidéo projecteur. 180 x 134 x 100 cm.
— Éric Duyckaerts, Mosaïque Trait d’Union, 1 % artistique, Université Paris Diderot, 2010.
— Éric Duyckaerts, Ciseaux b, 1994