ART | CRITIQUE

I should learn to look at an empty sky and feel its total dark sublime

PJulie Aminthe
@03 Mar 2012

Si toutes les étoiles venaient à s’éteindre, le ciel ne disparaîtrait pas pour autant. Il se changerait en ténèbres. Cette nouvelle obscurité s’apparenterait à l’absolu. Dans cette quête d’absolu, les œuvres empruntent la voie du dépouillement et de la froide sophistication, celle de l’«Art as Art».

«I should learn to look at an empty sky and feel its total dark sublime». Ces mots du poète Wystan Hugh Auden font écho à la démarche artistique du peintre-théoricien new-yorkais Ad Reinhardt, précurseur du minimalisme.

Que le noir soit ou non une couleur, l’absence de tout rayonnement visible, ou le résultat de l’application d’un pigment qui n’absorbe jamais la totalité de ce qu’il reçoit, cela ne l’empêche pas d’être convoqué, depuis les années 1950, non pas comme un éternel vecteur funeste, mais dans une visée de réflexion sur la matière-peinture elle-même.

Moins d’étoiles dans le ciel, ce n’est pas moins de ciel; tout comme: «Moins en art, ce n’est pas moins». Ad Reinhardt, créateur de nombreux «Black Paintings», recherche la sublimité de l’obscurité plénière en mettant à nu les faits picturaux. Dans ses toiles «il n’y a rien à voir que la peinture».
Considérant que l’art a sa propre pensée, sa propre histoire et sa propre raison, Ad Reinhardt applique donc des règles techniques très précises, comme l’absence de couleurs et de mouvement, afin de creuser l’écart entre l’art et la vie.
Au final: «Une peinture est finie quand toutes les traces des moyens utilisés pour l’élaboration ont disparu».

La galerie Bugada et Cargnel présente des œuvres qui s’inspirent plus ou moins directement du travail d’Ad Reinhardt.

Ainsi, Chef d’œuvre inconnu # 1, de Pierre Bismuth, compile sur une toile la totalité des créations présentées au Centre Pompidou-Metz pour l’exposition «Chefs-d’œuvre». Résultat: tout se brouille et s’enténèbre. Un seul chef-d’œuvre peut-il équivaloir huit cents chefs-d’œuvre?

Le Troupeau du dehors, fac-similé du monolithe noir présent dans 2001: l’odyssée de l’espace, a été conçu par Etienne Chambaud afin de reproduire, dans la réalité, la scène primitive réalisée par Stanley Kubrick.
Placée au départ dans l’arène des macaques du zoo de Mulhouse, puis filmée et retransmise en direct au centre d’art de Lausanne Circuit, cette œuvre voulait souligner les limites expérimentales de l’art. En effet, la rencontre entre les macaques et Le Troupeau du dehors aboutissait à un non-lieu, décevant mais prévisible.
Hors de son contexte initial, la création d’Etienne Chambaud n’est toutefois plus que le vestige d’une tentative artistique passée.

Les deux propositions de Marc Bijl, Afterburner (after Malevitch) et Afterburner (after Rothko), font référence, comme leur titre l’indique, aux peintres Kasimir Malevitch et Mark Rothko, partisans de l’abstraction absolue. Ces toiles, libérées de toute représentation, acquièrent une autonomie spirituelle et sensible, et font ainsi écho aux œuvres d’Ad Reinhardt.

«Bus de la Lum» est le nom d’une large cavité, située à proximité de l’atelier de Nico Vascellari, laquelle a été, lors de la Seconde Guerre mondiale, la tombe de centaines de personnes précipitées dans ses profondeurs.
Les deux créations éponymes de Nico Vascellari sont faites de lambeaux de revues, recouverts de peintures sombres, et agglutinés les uns aux autres afin de donner corps à deux masses lézardées mais compactes. Elles font penser aux écorces d’un arbre occulte et inquiétant capable d’engloutir celui qui se risquerait à l’approcher de trop près. Un intercesseur entre nous et le néant?

Quant aux peintures de Julio Le Parc, A partir d’un ciel de Van Gogh et Développement de cercles et de carrés, elles appartiennent à l’art optique et cinétique, l’Op art. Bien qu’elles obéissent à une démarche artistique autre que celle d’Ad Reinhardt, elles la rejoignent par leur rejet du réel et de la signification. Ne renvoyant qu’à elles-mêmes, ces productions abstraites trompent l’œil du spectateur en créant un mouvement purement optique.

La construction surdimensionnée de Benjamin Bronni, Untitled (Kugel und Scheibe), questionne notre rapport à l’espace en soulignant la fragilité de notre point d’équilibre, «miraculeusement» stable. Tout comme la toile Sans titre (Kreisbild #2), cette construction joue avec notre vision des motifs géométriques et de leurs couleurs, qui semblent changer selon la position du spectateur.

Enfin, l’œuvre de Cyprien Gaillard, Field of Rest, laisse apparaître en son sein, enfouie sous plusieurs tranches de marbre empilées et peintes en blanc, une photographie polaroid d’un plancher en bois couvert de traces de sang à moitié effacées, comme si derrière les apparences de pureté sommeillait toujours une part de noirceur dont la stratégie, pour mieux prospérer, est de ne jamais sortir à couvert.

Œuvres
— Pierre Bismuth, Chef d’œuvre inconnu # 1, 2010. Impression UV vutek sur toile. 236 x 236 cm
— Etienne Chambaud, Le Troupeau du dehors, 2004. Aluminium peint. 200 x 90 x 25 cm
— Marc Bijl, Afterburner (after Malevitch), 2011. Béton et peinture aérosol sur toile. 170 x 170 cm
— Marc Bijl, Afterburner (after Rothko), 2011. Béton et peinture aérosol sur toile. 300 cm x 200 cm
— Nico Vascellari, Bus de la lum, 2011. Revues, huile et cadre en bois. 184 x 124 cm
— Julio Le Parc, A partir d’un ciel de Van Gogh, 1958/1991. Acrylique sur toile. 195 x 130 cm
— Julio Le Parc, Développement de cercles et de carrés, 1958/1990. Acrylique sur toile. 130 x 130 cm
— Benjamin Bronnji, Sans titre (Kreisbild #2), 2011. Bois OSB et laque. 211 x 140 cm
— Benjamin Bronnji,Sans titre (Kugel und Scheibe), 2011. Bois OSB et laque. 240 x 230 x 230 cm
— Cyprien Gaillard, Field of Rest, 2011. Polaroïd, marie-louise et cadre aluminium. 72 x 102 cm

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