Avec l’aide de Suzanne Bodak, le duo de chorégraphes Cécilia Bengolea et François Chaignaud a mis au jour une suite de courtes danses de l’entre-deux-guerres signées François Malkovsky. La danseuse plus âgée fait le lien entre le chorégraphe mort et les deux jeunes artistes, transmettant non seulement chacune des danses, mais participant à certaines d’entre elles, donnant de son corps, qu’elle nous livre tel un support mnésique.
La salle glousse par moment devant la naïveté touchante de ces rondes et diagonales légères, dansées avec un effort constant de sérieux par les cinq interprètes ― soulignons au passage l’exécution parfaite de Lenio Kaklea. Et pourtant le public s’amuse, parce que le corps libre des années trente résonne tout autrement en 2010.
Se référant au nom d’une île grecque, Hydra nous renvoie au courant initié par Isadora Duncan au début du XXe siècle, celui de la «danse libre», qui voulait rompre avec les rigidités de l’académisme en renouant avec une danse fantasmée à partir de vases grecs. Ce projet utopique s’appuyait sur le désir d’un retour à la nature et la conviction qu’il fallait pour cela dénuder les corps.
Il faut s’imaginer Isadora Duncan, à peine couverte d’un voile transparent, s’agiter pieds nus au nez de la bourgeoisie, dans les salons viennois de la psychanalyse. Le succès est à la mesure du scandale et du désir qui entoure cette jolie fille. Sa fin tragique en fera une icône, une des «mères pionnières» de la danse moderne, comme on les appelle dans les manuels d’histoire. Exhumer ces danses libres et y confronter notre regard contemporain permet donc de réévaluer toute une mythologie, et qui plus est une idéologie à l’œuvre. Car il ne faut pas oublier les explorations de Laban, Wigman et consort au Monte Veritas, eux aussi dansant nus dans la nature, avant d’imaginer quelques années plus tard les défilés du IIIe Reich.
La première chose qui frappe dans ces danses, c’est d’abord leur classicisme. S’élaborant sur des ritournelles de Chopin, Brahms, Schubert, ou Grieg, c’est tout le répertoire des accompagnateurs de cours de danse classique qui surgit à nos oreilles. Difficile alors de ne pas voir dans les parcours et les rythmes proposés autre chose qu’une version relâchée et plus souple de mouvements parfaitement académiques. Lorsqu’ils sont inspirés du quotidien, les gestes flirtent avec la pantomime, demeurent d’une éloquence un peu ridicule. Mais ce qui choque surtout, ce sont les appuis au sol: légers et gracieux, les pieds sont très souvent hissés sur la demi-pointe, comme s’ils étaient encore prisonniers de leurs chaussons. La nudité, ici renforcée par l’application d’aplats de couleurs comme pour souligner la difficile neutralité d’un corps-surface (François Chaignaud couvert d’un bleu ciel pailleté se transforme en Na’vi d’Avatar, étrange écho, résonnance contemporaine de ces idéologies naturalistes), continue, elle, de choquer.
On ne s’habitue pas à son étrangeté. On en a vu d’autres et pourtant on les regarde, on détaille ces corps dissemblables. On s’interroge aussi sur la validité du voile qui recouvre celui de Suzanne Bodak. Un voile arachnéen à la manière d’Isadora qui laisse deviner l’emprise du temps mais nous le cache quand même. Est-ce pour nous signifier que seuls les jeunes corps sont définitivement libres? Que derrière l’apparente liberté se cache la discrimination? Et qu’une partie des amateurs de danse ne vient que pour ça: voir de beaux corps à demi-nus en plein effort?
— Durée: 50 minutes
— Concepteurs du projet et interprètes: François Chaignaud, Cécilia Bengolea
— Interprète, transmission: Suzanne Bodak
— Interprètes: Lenio Kaklea, Mickaël Phelippeau
— Piano: Alexandre Bodak
— Lumière et son: Erik Houlier