Dana Popa, Alexandra Demenkova
Humaines, trop humaines
Loin des formalismes déshumanisés trop souvent en vogue dans certains réseaux d’art contemporain, Alexandra Demenkova et Dana Popa empoignent le médium photographique à bras-le-corps, reléguant le discours métaphorique à distance, comme doit l’être toute préface. La photographie est à n’en pas douter le support créatif le plus approprié à la transcription de la réalité qui même si il ne s’identifie pas à elle, en est un prélèvement direct: l’insigne du réel; comme Pasolini aimait à définir l’image cinématographique — cette dernière comme extension d’un temps animé de plusieurs images immobiles.
Mais le monde de la photographie est aussi distinct du monde réel, enfermé dans sa double dimension, cerné par les limites du cadrage; on en prend immédiatement conscience au défilement des photographies de ces deux artistes, bien qu’elles utilisent chacune une esthétique différente. D’abord par le choix de la chromie: Alexandra Demenkova, photographe russe, travaille en noir et blanc dans une proximité émotive renforcée par l’utilisation d’un grand angulaire. Ce choix la rend identifiable au premier coup d’œil, à la stylistique du photo reportage traditionnel — un leurre rapidement démasqué à la seconde vision.
Dana Popa, photographe roumaine vivant à Londres, aborde ses sujets avec la couleur, dans une distance plus concertée avec son sujet, incluant immédiatement une notion de temps suspendu, qui lui confère un air de «contemporanéité» plus affirmé.
Toutes deux sont femmes, il est important de le souligner, tant l’implication affective s’impose dans ces deux approches si semblables et si éloignées à la fois, mais qui traitent avec la même sensibilité de la condition féminine. Toutes deux éliminent tout artifice formel pour s’approcher au plus près de la beauté, dans un style brut et leur constat nous saisit au visage provoquant un éveil et une réaction immédiats, tant l’évidence de la souffrance et de la violence faites aux femmes, est dévoilée avec simplicité. Leur message n’est toutefois pas dénué d’espérance ou de joie, qui traversent parfois ces visages pourtant prisonniers de situations lourdes et inextricables.
Le travail d’Alexandra Demenkova s’enracine plutôt dans le vécu de femmes russes en milieu campagnard, avec l’existence difficile dans les villages isolés. Mais ici, l’on regarde et l’on ne décrit pas, on analyse encore moins et cette entrée dans ce monde nouveau et pourtant familier de l’imaginaire de l’âme slave, touche simultanément et intensément le sentiment. Alexandra Demenkova partage souvent de larges laps de temps avec ses modèles, pénétrant leur vie quotidienne et saisissant leur part d’universalité prélevée du quotidien, qui donne cette sensation de familiarité au spectateur, au delà d’une volonté biographique psychologisante ou sociologisante.
De son côté, Dana Popa s’est plongée longuement dans l’univers clos des réseaux de prostitution en Angleterre, qui s’apparente à un trafic de femmes venues de l’Est sous forme d’esclavagisme moderne. Ces femmes ont acquitté des frais de transport pour se rendre dans leur destination de «rêve», sous la protection de proxénètes trafiquants qu’elles doivent ensuite rembourser en travaillant d’arrache pied pour survivre, violentées, battues et violées et surtout cloîtrées dans ces formes de bordels modernes où elles ne sont pas libres de leurs mouvements, leur passeport ayant été confisqués à leur arrivée. Dana Popa est aussi retournée dans leur pays d’origine, là où elles sont désormais oubliées ou portées disparues, rapportant des icônes bouleversantes de ces intérieurs rustiques, mais plein de couleurs orientales.
Le style documentaire qu’Alexandra Demenkova et Dana Popa illustrent chacune à leur manière, s’inscrit dans une telle durée de production, aussi éloignée de l’actualité socio-économique que revendique le photojournalisme à travers des commandes circonstanciées, qu’elle prend ainsi une force d’imprégnation mentale qui marque l’imaginaire et le pousse au décryptage de ces réalités existentielles, où poésie et sociologie s’entrecroisent dans la subjectivité créatrice de leur auteur.
D’après un texte de Gilles Verneret
Vernissage
Samedi 6 septembre 2014 Ã 18h30