C’est psychosomatique ! Qui ne s’est jamais entendu dire que le mal ou la douleur dont il souffrait était psychosomatique ? Quel effet a réellement l’esprit sur notre corps ? Dans nos sociétés occidentales totalement détachées des rites anciens liés au corps, le médicament est devenu le palliatif au bonheur, à l’équilibre psychique et même à l’exercice physique. Il n’y a peut-être plus que les statisticiens pour s’inquiéter de l’effet de cette surconsommation sur le déficit de la Sécurité sociale et les artistes pour se questionner sur ce phénomène.
En entrant dans le bel espace nimbé de lumière naturelle du Centre d’art contemporain de Basse-Normandie, le Wharf, on se trouve confronté aux questionnements qui jalonnent le travail de Jeanne Susplugas: notre rapport au corps, à la dépendance.
Une caisse de transport vide et articulée nous accueille, métaphore de ce contenant qu’est notre corps en déplacement. Un cours instant on se demande si l’exposition est en cours de montage. L’effet est saisissant et nous interroge à la fois sur l’universel, l’œuvre d’art, le contenu et le médium.
C’est cette œuvre House to House qui donne son nom à l’exposition — «House to House», équivalent américain de l’expression française «Clou à clou», est aussi un tampon utilisé par les transporteurs.
A sa gauche, Le Haut de mon crâne, une œuvre sonore habite modestement l’espace d’un petit haut-parleur rond, diffusant un dialogue de Basile Panurgias, écrit pour l’artiste. Un homme parle de cette habitude anodine qu’il a de se gratter le crane toujours au même endroit, rite personnel, anxiolytique gestuel ou toc.
L’espace de cette première salle est également ponctué par deux immenses dessins aux crayons de couleur et des pièces plus modestes telle cette sculpture en résine blanche d’une quarantaine de centimètres de haut posée à même le sol et représentant un amoncellement de médicaments dans une bassine en plastique comme on en trouve sur les marchés en Afrique.
Vrais médicaments périmés ou faux emballages contenant on ne sait quelle substance, la finesse du propos est rendue avec subtilité tout comme les énormes dessins étonnent par leur modestie.
Plusieurs feuilles de taille modeste réunies dans un même cadre créent un long dessin de boites de médicaments en forme de rébus. Cette variation de médium: œuvre sonore, installation, dessin, sculpture se décline plus loin sous forme de vidéo et de photo. Courant chez les artistes contemporains qui ne s’interdisent aucun langage, le propos est ici réellement servi par le choix du médium.
Une salle de projection présente la vidéo Plan Iode, en collaboration avec Alain Declercq. Leurs deux univers se mêlent pour nous faire découvrir une réalité anxiogène: le rationnement du chlorure de potassium pourtant vital en cas d’exposition aux radiations. Ce médicament n’est destiné qu’aux enfants et aux femmes enceintes, transformant potentiellement la France en vaste Titanique si un accident ou une attaque nucléaire devait survenir.
Système de caméra fixe tournant sur son axe dans l’arrière-boutique d’une vingtaine de pharmacies différentes, Plan Iode réussit par son parti pris formel et sa bande son signée Eddie Ladoire à nous entraîner sur la pente d’une paranoïa pas si folle.
Light House, monumentale cage de lumières aux diodes frémissantes propose un mini-trip dans la dépendance. Sujet de prédilection pour Jeanne Susplugas, qui est issue d’une famille de chercheurs en pharmacie, notre dépendance à certains médicaments et à toutes sortes de substances est ici reproduite dans son inévitable processus déceptif. Manque et désir, représentés par un son sourd et la lumière blanche de la cage dans cette grande pièce sombre, l’installation nous ouvre les bras sur la réalité sombre et grise de l’assouvissement qui, passées les premières prises, n’est plus jamais plaisir mais simple soulagement.
La dernière salle de l’exposition, longue pièce sinueuse, s’ouvre par une œuvre-porte Door of Serenity dans laquelle est découpée la formule chimique du Bromazépam, anxiolytique le plus vendu du marché.
En regardant à travers cette formule, on aperçoit de grandes photos macro représentant des boites de médicaments qui semblent nous crier toute la détresse de leurs utilisateurs et l’inscription lumineuse «L’aspirine est le champagne du matin».
Cette citation est extraite d’une deuxième pièce sonore, Latrogène (texte de Marie Darrieussecq). L’iatrogéne, qui est la maladie due aux effets indésirables du médicament, est prétexte à un dialogue à trois voix absurdement délirant et délicieusement jouissif que l’on écoute assis à une table de café comme une discussion interceptée.
On passe ensuite devant un mur d’ordonnance: installation sous forme de papier peint sur laquelle sont collées plusieurs photos de Pharmacie-Drive-In américaines superbement colorées et attirantes pour l’automobiliste traînant son mal-être après une journée éprouvante. L’humour et l’absurde sont présents dans chaque œuvre de manière subtile et parfois simplement provoqué par un changement d’échelle.
L’exposition se termine sur un petit diaporama représentant des gestes corporels banals et quotidiens: épilation, teinture, récurage des ongles, etc. Les images prises au plus près des rituels de beauté de la femme occidentale rendent la consommation des médicaments pour fuir le corps, la douleur et l’anxiété, d’autant plus absurde que l’on accepte la souffrance et l’angoisse de la dictature de l’apparence. Si le corps est une boite de transport, il est aussi un passeport social qui détermine nos interactions avec les autres : «Body to body».
Liste des Å“uvres
— Jeanne Susplugas, Light House, 2009. Installation lumineuse.
— Jeanne Susplugas, House to House, 2010. Bois. 120 x 135 x 110 cm
— Jeanne Susplugas, Door to Serenity, 2010. Installation.
— Jeanne Susplugas, L’aspirine c’est le champagne du matin, 2009. Fils de lumière.