En découvrant la quarantaine de dessins d’Anna Zemankova, on plonge immédiatement dans un florilège de plantes et de motifs floraux. Des fleurs, ce n’est pas ce qui manque dans l’histoire de l’art! De Dürer à Monet, en passant par Van Gogh, jusqu’aux motifs néo-pop de Tarashi Murakami, la plupart des courants artistiques se sont réapproprié ce motif. Heureusement, les fleurs d’Anna Zemankova ne sont guère ressemblantes et débordent largement le règne végétal.
Ses dessins n’imitent aucune fleur répertoriée dans les herbiers de botanique. Elles ne sont cultivées par aucun jardinier bien qu’elles aient, pour la plupart, l’apparence des motifs floraux, avec tous les accessoires du parfait manuel de botanique. On peut y reconnaître des étamines avec leurs petites fourches, des pistils aux allures de clochettes ou des pédoncules verts aux formes allongées. Les lignes végétales suggèrent, parfois, des figures de palme avec leurs feuilles en éventail. Les tiges enroulées sur elles-mêmes se terminent souvent par des feuilles fourchues. C’est donc à un traitement particulièrement complexe du dessin que sont soumises les fleurs d’Anna Zemankova. Elles n’ont rien de la naïveté ou de la mièvrerie attribuée souvent à ce genre prétendument mineur.
Géométrique et curviligne, voilà les deux composantes formelles qui dominent l’ensemble de cette végétation. Le traitement géométrique est manifeste notamment avec ces figures octogonales ou hexagonales. Et les contours des plantes sont souvent soulignés de lignes dentelés, rectilignes, ou à crochets. En revanche, l’arabesque omniprésente tempère cette abstraction formelle. Tel cet étrange bouquet formé de trois disques alignés et placés au-dessus de lignes ondoyantes.
L’économie de moyens dans la réalisation des dessins combine des pastels, du stylo à bille et des crayons de couleur. Cela confère aux motifs floraux une véritable apesanteur et une transparence éloignée de tout empâtement réaliste. Les fleurs, malgré le raffinement des coloris, apparaissent souvent diaphanes, sèches, à l’opposé des déhiscences grasses peintes par Séraphine de Senlis. Enfin, l’absence de profondeur contribue à créer un espace d’immédiateté et de contact qui permet au regard de palper le motif, de se laisser investir par lui, et de s’y perdre. Le spectateur est invité à se laisser emporter par ces lignes qui ne mènent nulle part. On repense à l’éblouissement de Michaux devant les tableaux de Klee: «Aventures de lignes. Une ligne pour le plaisir d’être ligne, d’aller, ligne. Points. Poudre de points».
Chaque matin, entre quatre et sept heures, tandis que le reste de sa famille était encore endormi, Anna Zemankova recouvrait l’espace exigu de ses feuilles dans un état de transe proche de certains dessinateurs spirites (Lesage, Madge Gill). A l’instar des artistes médiumniques, elle remplissait obsessionnellement les surfaces de son étrange flore, sans véritable souci de réalisme (absence de modelé et de perspective). Elle se laissait, seulement, guider par le plaisir d’entrelacer des lignes, peut-être sous l’influence de son compatriote Leos Janacek dont elle écoutait en boucle les volutes musicales. Mais loin de procéder par simple automatisme, elle agrémentait ses motifs végétaux d’un choix de couleurs tout à fait remarquable pour une autodidacte.
A quoi pensait-elle Anna Zemankova en dessinant ses fleurs, dont elle disait parfois «qu’elles ne poussent nulle part»? De fait, ces plantes sont réellement hors de tout classement, elles enjambent les genres végétaux, organiques, minéraux et semblent parfois sorties d’une biologie imaginaire ou du rêve d’un joailler.
Par ailleurs l’artiste développe une technique insolite qui souligne le dessin en gaufrant le papier de telle sorte que certains détails en soient accentués. Ce traitement particulier de la matière relève pleinement du bricolage si caractéristique de l’art brut.
Anna Zemankova ne commença véritablement à dessiner qu’à l’âge de 52 ans, suite à un diabète qui la contraignit à être amputée de ses deux jambes. Si l’exercice du dessin mit fin à sa dépression, elle sut profiter d’une forme de «bénéfice secondaire» de son immobilisation forcée en opérant une mutation esthétique de sa perception de l’espace. Clouée à sa chaise, de par son handicap, elle ne put déployer sa pulsion créatrice sur des grands formats, comme chez nombre d’outsiders. Elle conquit alors la «grandeur» de ses Å“uvres en explorant toutes les possibilités de la miniature, enveloppant l’infiniment grand dans l’infiniment petit. D’où la double dimension de ses dessins (plastique et miniature).
Les formes se déploient amplement dans l’espace de la feuille sous l’effet de la répétition et de la variation, puis elles sont retravaillées avec un souci scrupuleux du détail. Car ce n’est pas seulement l’exiguïté des dimensions de ces figures qui caractérise son travail de miniature. C’est plus encore la délicatesse d’exécution. De fait, durant la journée, Anna Zemankova reprenait ses dessins, en y ajoutant une infinité de détails répétitifs. D’où leur caractère baroque, avec la constitution d’un véritable espace fractal. Une flore moléculaire semble germer au sein de chaque corolle. Processus de chrysalide infinie!
Cette imbrication de deux espaces hétérogènes, au sein de chaque Å“uvre requiert l’alternance d’une double vision chez le spectateur. La perception de cette flore miniature, d’une finesse d’exécution incomparable, suppose une vision rapprochée. Le travail des surfaces et de la matière même du papier, avec ses effets de 3D (perçage, gaufrage..) nécessite une perception haptique où l’oeil devient un véritable organe tactile. En revanche, toute la plastique des compositions formelles suppose une vision optique laissant libre cours au libre jeu des interprétations. Les fleurs semblent alors sans mesure. Nul repère ne permet d’en évaluer l’échelle. On ne peut dire si ce sont d’infimes détails grossis par la loupe d’un jardinier myope ou si elles constituent d’immenses protubérances surgies d’une forêt exotique. En jouant habilement sur ces deux espaces (haptique et optique) Anna Zemánková a su créer un univers où il n’y pas de centre ni de sens, mais des parcours concentriques, nomades, etc. Bien que l’artiste se soit inspirée des motifs des tissus folkloriques de son pays, ce n’est pas la rassurante tranquillité du seul plaisir rétinien qui est convoquée ici!
N’oublions pas que ces Å“uvres durent échapper à l’académisme communiste et au refus paternel de reconnaître la vocation artistique de la jeune Anna Zemankova. Ainsi, elles ressemblent bien plus aux fleurs poétiques et sauvages dont Victor Hugo disaient qu’elles germent «toujours où la vie semble impossible», plutôt qu’aux éternels symboles de la vanité ou de la beauté féminine ! Nous devons aussi les apprécier en goûtant à leur sève, ce contenu de révolte qui germe, encore, en elles. Elles incarnent parfaitement cette fleur saxifrage qui croît dans les interstices de la roche qui l’étouffe. L’art brut comme l’écriture poétique est un acte de résistance! Il fissure l’ordonnance rigide du bloc de l’asphyxiante culture qui étouffe trop souvent les germes de la création.
Œuvres

— Anna Zemánková, untitled, 1960 crayon de couleur sur papier, 41.4 x 29.8 cm
— Anna Zemánková, untitled, 1970, stylo à bille, pastel et gaufrage sur papier, 62 x 45 cm