Pond Way, Second Hand, Antic Meet: le défi au temps
C’est sur Pond Way que s’ouvre la première soirée. Le rideau glisse sur l’étang scénique, où sont déjà en train de ricocher les silhouettes immaculées d’étranges albatros batraciens. Rêverie abstraite à l’épure idéale, laissant transparaître à travers la fluidité des tissus les traits marquants de l’art cunninghamien: danseurs comme absents, ou plutôt absorbés, ailleurs, entièrement dans leur mouvement, dos arqués entre les bras tendus vers le ciel, faisant du buste une voile de navire mue et gonflée par un vent imaginaire… Bonds spatiaux, pris sans élan autre que celui insufflé par l’énergie corporelle interne… auxquels succèderont deux grands sauts temporels!
Car de la création la plus récente à la plus «antic», nous remontons le cours du temps, des années 90 aux années 50: de Pond Way à Second Hand, de Second Hand à Antic Meet.
En seconde place donc, Second Hand donne à voir un spectacle de formes déclinées en autant de couleurs issues de la palette textile de Jasper Johns. Arc-en-ciel se mouvant sur le tableau scénique, «étude» dont le sujet serait le geste même du pinceau cunninghamien, appliquant sur la toile les signes multicolores d’une mathématique ésotérique…
Enfin, l’explosif Antic Meet vient clôturer cette première soirée. Musique-bruitage, crissante et stridente de John Cage, plaquée insolemment sur des mouvements d’un classicisme parfaitement décalé et pastiché. Danseurs défilant sur scène comme des personnages de dessin animé, arborant sur leurs sobres justaucorps noirs les accessoires loufoques signés Rauschenberg…
De là à déceler dans ces mouvements qui tordent les membres, faisant de la colonne vertébrale un organe plastique, suspendant le corps dans le vide de façon quasi irrationnelle au gré de saynètes absurdes, comme la préfiguration de l’ambition futuriste de Lifeform, peut-être n’y a-t-il qu’un pas? L’inspiration du chorégraphe n’a pas attendu les progrès de la technologie pour être innovante…
En ce sens, nul sentiment de retour en arrière, encore moins de régression, dans cette rétrospective à rebours. Au contraire, tout se passe comme si l’inversion chronologique visait à nous rappeler que l’œuvre du chorégraphe avait de tous temps défié, dépassé le temps.
Roaratorio, jeu rhapsodique
Roaratorio semble surgir en cette seconde et dernière soirée comme l’idéale synthèse de la poétique cunninghamienne, véritable mise en abyme de cette phrase: «La danse, c’est la danse elle-même»!
Tout n’est que bigarrure dans cette pièce rapiécée, où sont collés les uns aux autres la musique invraisemblable de John Cage — chevauchements d’instruments et chants gaéliques, cris d’oiseaux ou de bébés, bruits fracassants de la ville —, les costumes de Jasper Johns — rapetassages hasardeux de tissus et de couleurs aussi vives que dépareillées —, et bien sûr la chorégraphie de Cunningham, croisement hybride de pas traditionnels folkloriques et de mouvements à l’avant-garde de la modernité, déstructurant les corps devenus figures cubistes! Sous-jacent à tout ceci, le texte déjanté de James Joyce, métamorphosé en poème sonore et visuel!
Patchwork de patchworks, Roaratorio apparaît comme la célébration de la danse comme jeu, ainsi conçue par le chorégraphe adepte du hasard.
Sur les partitions des corps, c’est l’euphorie du mouvement pour le mouvement qui s’écrit. Et ce sont bien des rôles de danseurs qu’interprètent les danseurs dans la folie de cet « irish circus ». Se faisant eux même spectateurs, ils entrent en scène avec leurs tabourets, attendant leurs tours pour entrer dans la danse. Farandoles, mazurkas bondissantes et rebondissantes, solos, pas de deux, puis de quatre, puis de trois puis de six, se superposent bien plus qu’ils ne s’enchaînent, selon des combinaisons aussi infinies qu’imprévisibles, faisant voler en éclat perspective et symétrie. Le collage rhapsodique contre l’harmonie symphonique!
Le tout sous le regard du spectateur-danseur par excellence qu’incarne Robert Swinston, héritier incontesté de la pensée du maître de cérémonie absent, apparaissant sur scène dans le rôle tenu jadis par ce dernier, un peu comme le garant de cet art poégraphique, vibrant hommage au visionnaire parnassien de la danse (pour la danse)!
Premier programme (3-6 novembre)
Pond Way (1998)
— Chorégraphie: Merce Cunningham
— Musique: Brian Eno, New Ikebukuro for Three CDs 1998
— Décors: Roy Lichtenstein, Landscape with Boat
— Costumes: Suzanne Gallo
— Lumière: David Covey
— Avec: Brandon Collwes, Dylan Crossman, Julie Cunningham, Emma Desjardins, Jennifer Goggans, John Hinrichs, Daniel Madoff, Rashaun Mitchell, Marcie Munnerlyn, Krista Nelson, Silas Riener, Jamie Scott, Melissa Toogood, Andrea Weber
Second Hand (1970)
— Chorégraphie: Merce Cunningham
— Musique: John Cage, Cheap Imitation
— Costumes: Jasper Johns
— Lumière: Richard Nelson
— Avec: Brandon Collwes, Julie Cunningham, Emma Desjardins, Jennifer Goggans, John Hinrichs, Rashaun Mitchell, Daniel Madoff, Krista Nelson, Jamie Scott, Robert Swinston
ou Brandon Collwes, Dylan Crossman, Emma Desjardins, Jennifer Goggans, Rashaun Mitchell, Marcie Munnerlyn, Silas Riener, Robert Swinston, Melissa Toogood, Andrea Weber
— Musicien: David Behrman
— Reprise et mise en scène par: Carolyn Brown, Merce Cunningham, Sandra Neels
— Lumière (2008) par: Christine Shallenberg
Antic Meet (1958)
— Chorégraphie: Merce Cunningham
— Musique: John Cage, Concert for piano and orchestra
— Décors et costumes: Robert Rauschenberg
— Avec 6 danseurs (distribution en cours)
— Adaptation (2010) par: Sandra Neels, assistée par Robert Swinston
Deuxième programme (9-13 novembre)
Roaratorio (1983)
— Chorégraphie: Merce Cunningham
— Musique: John Cage, Roaratorio, an Irish Circus on Finnegans Wake
— Décors et lumière: Mark Lancaster
— Avec: Brandon Collwes, Dylan Crossman, Julie Cunningham, Emma Desjardins, Jennifer Goggans, John Hinrichs, Daniel Madoff, Rashaun Mitchell, Marcie Munnerlyn, Krista Nelson, Silas Riener, Jamie Scott, Robert Swinston, Melissa Toogood, Andrea Weber
— Adaptation (2010) par: Patricia Lent et Robert Swinston