ART | CRITIQUE

Haute Culture: General Idea

PPaul Brannac
@22 Mar 2011

Leur symbole est un caniche, et ce caniche, à leurs yeux, est le symbole de l’artiste. Eux, ce sont les trois membres du collectif canadien General Idea: AA Bronson, Felix Partz et Jorge Zontal, de leurs noms d’artistes. Première grande rétrospective de ce collectif un peu pulp, un peu pop et très dada, qui, de 1969 à 1994, s’adonna à l’éclaboussement de caniche…

Aux caniches-artistes les trois zozos de General Idea font tout subir, jusqu’aux offenses du «ménage à trois» tel qu’outre-atlantique on entend cette formule, c’est-à-dire en tant que partie fine, dont la série Mondo Cane Kama Sutra (1984) décline les positions. A cette occasion, le Musée d’art moderne renoue avec ses élans pudibonds.
Les images de ces ébats canins sont si obscènes en effet qu’un avertissement discret les précède: «Certaines Å“uvres de cette salle peuvent heurter la sensibilité du public». Car il est bien dégoûtant de voir au musée un caniche rose mettre sa… dans un caniche jaune tandis qu’un caniche orange lui… Et encore rien n’est dit des manières avec lesquelles ces mêmes amis de l’homme se roulent ailleurs dans le stupre des caniveaux — et ceci sans semonce.

C’est dans une atmosphère plus kitsch et moins sexuée que l’on retrouve les trois canidés poudrés, posant sous des ressorts cosmiques dans une installation rurale façon hameau de la reine avec fumet de paille en sus (Pin for Poodle (aka XXX), 1982-1983), ou bien encore au pied des trois grands X bleus du justement nommé XXX bleu (1984), restes d’une performance contrefaisant la peinture gestuelle et les anthropométries de Klein.

Mais les caniches de General Idea ne sont pas seulement un prétexte à railler les petits refoulés et les procédés de la modernité artistique, ils sont les artistes eux-mêmes. Soit qu’ils posent en chapka «canichée» façon groupe de variété (P is for Poodle, 1982), soit qu’ils réalisent un vidéo-clip où des danseuses, mêmement «canichées», lancent la patte au milieu des sunlights sur une techno d’aboiements. Si c’est aux pastiches des Inconnus que certaines scènes font immanquablement penser, on entrevoit, en matière de comique, une filiation vague et incertaine qui mène de General Idea aux Deschiens, ceux-là même qui, en 1995, aboyaient Les Pieds dans l’eau dans la Cour d’honneur d’Avignon.

Cependant, c’est au moment précis où les caniches du collectif se rapprochent le plus du rire, du rire intégral et sans mélange, qu’un voile vient recouvrir leurs facéties; au moment où l’ironie se fait la plus entière que le sarcasme découvre sa gravité. Derrière Dada, il y avait la guerre; derrière General Idea, il y a le malaise de la prospérité.

Bien sûr, ce malaise est accusé par la présence, tout au long de l’exposition, du logo AIDS (1984), de ce logogramme du sida dont General Idea avait calqué la typographie pop sur celui du LOVE (1968), de Robert Indiana. Le sida est certainement l’ombre la plus évidente des dix dernières années du collectif, l’ombre qui y met un terme, avec le décès, en 1994, de Felix Partz et Jorge Zontal. Ils ont joué avec cette ombre, l’ont portée dans les espaces publics et jusque dans le champ de l’esthétique: la palette de Mondrian, contaminée par les «Aids» de General Idea, cernée par le virus qui impose au géomètre de la peinture le vert qu’il honnissait (Infected Mondrian #6, 1994).

Cependant, et bien que le caniche apparemment en soit un leitmotiv moins douloureux, le malaise que dénonce General Idea précède l’apparition du Sida. Car ce que récuse leur collectif, c’est l’héritage de l’artiste unique et génial, et son hégémonie; ce que méprise l’élection de Miss General Idea (1971), c’est le culte de la beauté frelatée; ce qu’ils attaquent dans la publicité, c’est son fascisme latent (Nazi Milk, 1979-1980), parce qu’il devient manifeste à force d’être répété; ce qu’exposent les 432 assiettes peintes en mires (les six bandes colorées du poste télé à l’arrêt) de Test Pattern (1988), ce n’est pas seulement le vide de la télévision, mais le vertige fixe de ce vide — sa capacité hypnotique.

On loue, pour l’occasion, l’intuition visionnaire des créations de General Idea. Mais, en vérité, une part de leur subversion a péri avec ses œuvres, et ces louanges ont des manières d’indulgence. Face à ce que la société des masses, et sa télévision, et sa publicité, et ses images, sont devenues, les charges du collectif ont quelque chose de daté, et de naïf. C’est que chacune de ses charges, prise indépendamment des autres, avait une visée trop précise; et les cibles, depuis, ont bougé.
Tandis que vue d’ensemble, leur œuvre, pour confuse et hétéroclite qu’elle apparaisse, et parce que confuse et hétéroclite, laisse encore filtrer une amertume diffuse et persistante, une «idée générale» des images de la modernité qui, elle, est demeurée.

Confusément donc, General Idea décrit un monde immonde qui, sans souci mais par inertie, se munit d’images sans vie et sans imaginaire pour se prémunir de lui-même, et ignore et s’ignore, un monde qui va, peu à peu, façonnant ses fictions à la hauteur de ses peurs.

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