Harry Gruyaert
Harry Gruyaert
Harry Gruyaert photographie les couleurs, c’est sa façon de percevoir le monde. Vers l’âge de 20 ans, fuyant une Belgique qu’il jugeait trop étroite, il décide que la photographie sera son moyen d’expression, qu’avec elle il traduira et construira sa quête de connaissance et de sensualité.
Dans les années 1970-1980 avec les Américains Saul Leiter, Joel Meyerowitz, Stephen Shore ou William Eggleston, Harry Gruyaert est un des rares pionniers européens à donner à la couleur une dimension purement créative, une perception émotive, non narrative et radicalement graphique du monde. Cette exposition à la Maison Européenne de la Photographie est sa première rétrospective.
Après des études à l’école du cinéma et de photographie de Bruxelles au début des années 1960, il travaille pour des documentaires de télévision, mais les photographies de Richard Avedon et Irving Penn l’incitent à devenir photographe de mode. En 1962, il quitte sa ville natale d’Anvers pour Paris où trois rencontres seront déterminantes.
Peter Knapp lui commande des photos de mode pour le magazine Elle. Harry Gruyaert éprouve alors un certain plaisir à «vivre parmi les Mannequins», avant de trouver que «tout cela manque singulièrement d’ouverture au monde». Robert Delpire, qu’il admire pour la qualité de ses livres autant que de son agence de publicité, lui fait réaliser des photos de voiture, puis, Philippe Hartley lui demande de documenter une croisière Paquet, au Maroc. Ce pays est une révélation, il devient l’un de ses réservoirs constants d’inspiration et l’occasion de deux livres. Il y voit comme «une fusion, les habitants sont mêlés au paysage dans une harmonie de couleurs, c’est le Moyen-Age et Brueghel à la fois».
Harry Gruyaert comprend que son expression personnelle trouvera sa source dans les voyages, pour se confronter à d’autres réalités. Il se méfiera toutefois du travail pour la presse, par crainte de se contenter «d’assurer un reportage», au détriment de la recherche de l’image absolue.
Ainsi pour être libre de voyager à son rythme et de produire des photographies sans autre finalité que l’expérience vécue et la construction graphique, Harry Gruyaert gagne sa vie en réalisant des commandes commerciales pour des entreprises, ce qui l’amène sur des circuits de Formule 1 comme sur des sites nucléaires…
Il est plus influencé par la peinture et le cinéma que par la photographie. Grand admirateur d’Antonioni, il est proche de sculpteurs comme Richard Nonas ou Gordon Matta-Clark, rencontrés à New York. Vivant à Londres en 1972, influencé par le pop art, il réalise l’étonnante série TV Shots en déréglant un poste de télévision. Les Jeux olympiques, les comédies, les premiers pas sur la lune deviennent les symboles stylisés d’une télévision qui s’invente.
Après Paris, New York et le Maroc, Harry Gruyaert éprouve le besoin de retourner photographier la Belgique. Il publie Made in Belgium, un livre essentiel pour solder la relation douloureuse qu’il entretient avec sa patrie. Les photos de cette série sont empreintes d’une lumière intermédiaire, légèrement éteinte, sans brillance, souvent ton sur ton, ou au contraire affichent des couleurs volontaires pour combattre les inclinations mélancoliques que lui procure sa terre natale.
Harry Gruyaert dit qu’en Belgique il a mis du temps à découvrir la couleur. Cette lumière où le vert et le bleu pâle dominent fait désormais partie de son nuancier. Il la retrouve plus tard en Russie. Alors que Paris semble d’une modernité désuète faite de formica usé, ses voyages méditerranéens ou en Inde sont l’occasion de teintes plus veloutées, tandis que le Japon et les Etats-Unis révèlent pour leur part des couleurs nettement tranchées, plus incisives. Quant aux aéroports, ils semblent ne baigner que dans les lumières des soleils couchants.
Certaines séries sont très dépouillées et d’autres très complexes. Ce sont ces essais de palettes différentes, cette recherche de densité dans le cadre, qui obligent à parler d’un travail de recherche davantage que de posture documentaire ou narrative.
L’exposition de William Eggleston au musée d’art moderne de New York en 1976 l’avait conforté dans sa démarche, mais lui avait fait comprendre «qu’une photographie existe lorsqu’elle prend corps par le tirage». Longtemps adepte du Cibachrome aux couleurs saturées et aux noirs profonds, l’avènement du digital comble ses exigences. Les nouveaux papiers lui apportent des douceurs et une tessiture d’une étendue infinie dont il ne cesse de se réjouir.
Dans les années 2000, la pellicule Kodachrome devient indisponible, Harry Gruyaert passe alors à la prise de vue numérique. Il trouve que cette pratique fait perdre en rigueur, mais donne «accès à de nouvelles lumières et permet de prendre plus de risques».
C’est l’image, la couleur, la matière, la lumière qui ont orienté la sélection des photographies de cette exposition en dehors de toute logique thématique ou géographique. Le regard ayant évolué, une progression chronologique ressort dans l’accrochage.
Harry Gruyaert décrit la photographie comme une expérience physique, un état d’excitation, un plaisir sensuel et vital, une façon d’être plus présent au monde, moins vulnérable, voire une thérapie: «Il s’agit d’une vraie bagarre avec la réalité, une sorte de transe pour enregistrer une image ou peut-être tout manquer. C’est dans cette bagarre que je me situe le mieux».
François Hébel, commissaire de l’exposition