Figée dans une attente à la raideur cadavérique, la langue-sculptée d’Harald Klingelhöller se tient sur un seuil indécis — entre les limbes de la parole et l’édifice silencieux qui en est le fruit. D’abord décontenancé par l’étrangeté du concept — traduire en espaces et en formes des mots —, le spectateur-anxieux qui les regarde hésite à comprendre ce que l’artiste cherche à lui dire : est-ce l’homme qui est devenu une crypte où se perd l’écho du langage, ou bien la parole elle-même qui a pris la couleur de la pierre ?
Incertain de la réponse qu’il devrait faire, le spectateur-attentif sent poindre sur lui l’ombre menaçante d’une question: qui est coupable ? Serait-ce le Verbe qui porte en son cœur l’impossibilité de son incarnation, ou bien l’homme qui, dans sa fuite, refuse obstinément de le mettre en pratique ?
Se tournant vers les obscurités de sa mémoire, le spectateur-actif se souvient alors de la mise en garde du poète: «L’homme continue à remuer les lèvres, mais tout usage de la parole vient de lui être enlevé. Il vogue en ‘chose d’homme’ en des temps d’inouïe muetteté. […] Le caractère véritable de la guerre de ce siècle m’apparaît : guerre dans le cerveau, guerre contre le cerveau» (Armand Robin, Les Éperviers mentaux).
Ainsi les doutes qui hantaient le spectateur-anxieux n’étaient pas sans fondement : et le livre et son intériorité sont devenus la proie du plâtre que distille sans compter notre époque de propagande.
Emprisonnant l’esprit dans les arcanes de la matière, ce n’est pas seulement le Verbe qui se meurt, mais notre culture millénaire qui s’essouffle et se crispe dans son entrebâillement. Prisonnière de sa demi-mesure, elle meurt d’une mort lente et inconsciente.
Attirant sous sa stèle les derniers vestiges de la parole vivante, l’œuvre d’Harald Klingelhöller se dresse devant nous comme un monument funéraire : incrusté à même son cercueil, le langage y accouche de sa dernière œuvre aphasique. Mais à l’ombre de son caveau, gageons que germine, à l’insu du pouvoir, les premières pousses de la forêt vierge qui viendra bientôt recouvrir de sa tendre verdure les traces infâmes de cet horrible enterrement.
 Harald Klingelhöller
— Das Meer bei Ebbe geträumt, Schrankversion, 2006. Plâtre et acier. 86 x 61 x 81 cm. 33.86 x 24.02 x 31.89 inches
— Das Meer bei Ebbe geträumt zweifach, Schrankversion, 2007
— Fenster durch Fenster gesehen, Schrankversion, 2007. Aluminium poli. 60 x 88 x 26 cm. 23.62 x 34.65 x 10.24 inches
— « Hier » als ein Abstand, Schattenversion dreifach, 2007
— Häuser zwischen vergessenen Häusern, Schrankversion, 2007. Plâtre et acier. 95 x 95 x 104 cm. 37.4 x 37.4 x 40.94 inches
— Räume mit Fenster neben Räumen mit Spiegel, Schrankversion, 2007
— Räume hinter Räumen hinter erzählten Räumen, Schrankversion, 2007