ART | CRITIQUE

Hands and/or Feet (Part One)

PCéline Piettre
@03 Nov 2009

Avec sa dernière série de toiles imposantes et colorées, peuplées de fragments de corps et d’animaux, ce père de l’art conceptuel américain continue de résister à la peinture en la manipulant.

Depuis 2000, la peinture parasite systématiquement les photo-collages de John Baldessari. Elle intervient comme un «cut» dans l’image, pour reprendre le vocabulaire cinématographique cher à l’artiste, en perturbant le scénario initial ou le complétant. Lui, qui n’a eu de cesse de lutter contre l’illusion picturale, préférant la photographie, le langage et la vidéo, introduit de nouveau le medium dans son œuvre. Son objectif: continuer de le questionner, en dénoncer les formalismes et redéfinir le sujet à travers une dialectique du exclure/conserver. Qu’est-ce qui mérite d’être montré, d’entrer dans le cadre?

Dans sa dernière série Hands and/or Feet, présentée chez Marian Goodman, la peinture participe à la composition de la toile. Source unique de couleur, elle double ou prolonge une première strate narrative (et lacunaire) constituée de fragments de photographies en noir et blanc. C’est l’élément pictural qui construit la trame fictionnelle et formelle. Il crée des points d’entrée dans le tableau, dynamise la surface par une diagonale, ouvre des perspectives par des contrastes de couleur (tels que le faisaient déjà les peintres du Trecento, avec le vert et le rouge), définit des plans.
Ainsi, le couteau bleu de Cane/Knife dramatise le propos tout en formant un angle avec le spectre qui lui est associé, et structure l’ensemble. De la même façon, la jambe de Leg/Gavel divise la moitié supérieure en deux triangles rectangle. Le corps humain devient l’axe géométrique de l’image.

Pour donner du relief à ces couches superposées, John Baldessari creuse littéralement la surface de la toile, renforçant l’hybridation initiale entre les médiums : photographie, peinture, et désormais sculpture. La queue du tigre de Skateboards/Tiger semble en attente d’achèvement, prête à être remplie par la forme adéquate, comme dans un puzzle pour enfants.

L’une des caractéristiques principales de cette nouvelle série est son organisation en diptyque (format déjà rencontré chez l’artiste dans les années 1990).
Une ligne médiane, horizontale ou verticale, sépare la toile en deux parties distinctes. Là encore, l’artiste emprunte au cinéma ses outils, la coupe et surtout le montage alterné, qui consiste à rapprocher deux images voisines ou totalement différentes, suggérant la continuité temporelle, afin de provoquer un sens. Même si ici, le sens justement reste vague, dans cette confrontation énigmatique entre un skateboard et un félin. Le plus souvent, c’est un formalisme (critiqué justement par l’artiste) qui unit les deux moitiés entre elles. Un simple jeu de couleur et de forme, créant un lien de parenté entre une corde et un serpent, une palme et une patte de canard.

Le sujet, chez John Baldessari est fragmentaire, comme ces corps anonymes, humains ou animaux, qui continuent d’exister à l’extérieur du cadre ; le récit, se construit dans le hors-champ ; l’intrigue, à peine esquissée par un geste, est en suspens. L’artiste démontre l’impuissance de la peinture à retranscrire le réel. Il déjoue les hiérarchies classiques, qui voudraient le motif centré et digne d’intérêt − censé −, alors que nous devons nous contenter de la seule partie (insignifiante) du tout (lui, signifiant). Un travail d’autant plus ironique que le grand format, dans la tradition picturale, est réservé à la peinture d’histoire, le sujet noble par excellence!

Brisée, la logique narrative est celle du rêve : morcelée, absurde. A partir de là, on ne s’étonne pas de croiser un cochon bleu ou une peau humaine verte. Le conceptuel se teinte d’un surréalisme à la Magritte. Quant à la focalisation sur les mains et les pieds, qui donne son titre à la série, elle reprend le principe du gros plan. Isolant un détail, elle bouleverse l’intelligibilité de l’image.
L’action est ainsi réduite au pied, organe moteur par excellence. La main, elle, suggère une relation possible, mais qui reste méconnue, entre les protagonistes. John Baldessari use de la métonymie pour questionner l’idée de totalité et la finalité de l’art. On pense aussi aux études de mains de la peinture classique. Peut-être encore un pied de nez de l’artiste à la tradition picturale ?

Bestiaire étrange, hybride, où l’homme est mis en parallèle avec l’animal, la série Hands and/or Feet confirme l’intérêt de John Baldessari pour ce motif. Déjà, en 1962, avant qu’il ne décide de détruire toutes ses peintures (Cremation Project, 1970), The Bird montrait un oiseau décapité par le cadre de la toile.
Plus tard, en 1992, dans le célèbre Hélicopter and Insects, l’artiste confrontait la machine et l’animal volants, liés l’un à l’autre du fait de leur aptitude respective. Plus généralement, le travail de l’artiste californien fait preuve de continuité et d’une grande cohérence, dans cette déconstruction permanente de l’image et ce questionnement sur la peinture, entre tradition et trahison. Avec, tout de même, une évolution vers une forme de langage onirique et décousu, sans respect aucun de la temporalité, qui range ce père de l’art conceptuel entre surréalisme et Nouvelle Vague.

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