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Hamish Fulton

Absent depuis quinze ans de Paris, faute de galerie, l’artiste de la «marche» est de retour en France. Il considère que son travail n’est toujours pas compris. Ni sculpteur, ni «Land Artist», il vilipende les historiens de l’art, qu’il juge paresseux, incapables de théoriser l’expérience de la marche. Il revient sur ses marches politiques, ses voyages à Compostelle à contre-courant et son amitié avec Richard Long.

Pierre Douaire. Pourquoi êtes-vous aussi rare à Paris?
Hamish Fulton. Je ne suis pas revenu à Paris depuis quinze ans. Ma galerie parisienne, Laage Salomon, s’est arrêtée, et depuis je n’ai pas été sollicité par vos compatriotes. Ma dernière exposition au musée de Valence, date du milieu des années 1990. Romain Torri m’a contacté par téléphone et m’a proposé de m’exposer. Il est très jeune et je suis très content d’être de retour ici, avec lui. C’est très intéressant comme expérience.

L’exposition dresse un large spectre de votre production.

Hamish Fulton. L’exposition tire un bilan des dix dernières années mais ce n’est pas une rétrospective. Les œuvres qui la composent dialoguent entre elles. Elles proposent des comparaisons. Elles sont très différentes les unes des autres. Cela passe d’une gouache à une photographie originale, il y a aussi un Wall Painting et des sérigraphies. C’est très éclectique.

Vous sentez-vous incompris?
Hamish Fulton. Souvent, on me considère comme un sculpteur ou comme un artiste du Land Art. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je suis un artiste qui marche. Je ne travaille pas avec un matériau précis. Travailler avec un seul élément me paraît douteux. Inféodé à aucune matière en particulier, je suis libre d’associer les médiums qui me plaisent, que ce soit du verre, du bois, de la vidéo. Si vous n’avez pas ça à l’esprit, au bout d’un moment vous ne pensez qu’à contrôler votre production. Votre seule souci devient le résultat escompté. On attend trop souvent qu’un peintre ne fasse que de la peinture. C’est trop dogmatique comme position. Encore aujourd’hui, je pense que je ne suis pas totalement compris. Je me consacre avant tout à ce qu’il y a dehors, à ce qui s’y passe. Mon travail commence par cette expérience.

Vous êtes l’inventeur de l’art de la marche.

Hamish Fulton. Je crois à fond à ce que je fais, mais les gens ne comprennent pas encore très bien ce que je fais ! Cette situation n’est pas déprimante. Je ne suis pas là pour me dénigrer, mais c’est comme ça. Les historiens de l’art me cataloguent trop rapidement dans une case. Le paysage [Landscape] n’a peut-être plus de raison d’exister en 2010. Je ne suis pas très sûr de savoir ce qu’il veut dire. Il remonte à une éternité pour moi. Je m’intéresse davantage à la diversité des choses. Le paysage est une peinture du passé, il est vieux de plus de deux cents ans. Chacun est libre de peindre des paysages à l’ancienne mode ou de réaliser des sculptures comme les gens du Land Art. Mais je ne m’inscris dans aucune de ces deux positions, même si elles sont très respectables.

Je vous parle de marche et vous me répondez peinture de paysage, pourquoi?
Hamish Fulton. J’ai parlé du paysage, car c’est le genre dans lequel on me catalogue. Mais c’est une manière paresseuse de penser mon travail. Les historiens de l’art pensent à travers des conventions et des œillères. Mais pour répondre à votre question, je ne suis pas sûr d’être à l’origine de ce mouvement. On peut marcher dans le paysage ou dans la nature, si vous préférez, mais aussi dans la ville, comme les jeunes le font.

Comme Francis Alÿs ou Stalker?
Hamish Fulton. Oui, ou encore des artistes plus jeunes.

Ils peuvent faire de l’art en marchant grâce à vous et à Richard Long.
Hamish Fulton. Marcher, c’est le squelette, la position centrale, mais cette position peut engendrer d’autres types de connexions annexes. Les jeunes artistes s’entourent de beaucoup de technologies comme des capteurs ou des GPS. Ils associent tout cet attirail à leur marche.

Comment vous est venue l’idée de marcher au début?
Hamish Fulton. Quand j’ai commencé à être artiste, je voulais dès le début marcher. J’éprouvais un besoin intérieur, une nécessité. C’était facile et possible à réaliser. Etudiant à la Saint Martin School of Arts, je ressentais le besoin de m’éloigner des conventions. Cette nécessité était très forte, presque impérieuse. C’est au cours de sculpture de Peter Kardia que j’ai réalisé les premières marches.

C’est à la Saint Martin School que vous avez rencontré Richard Long?

Hamish Fulton. J’y étais en même temps que lui et que Gilbert & George. Nous appartenions à la même promotion. Marcher en 1969 était quelque chose de nouveau, mais ça l’est toujours aujourd’hui.

Il y a peu d’informations sur vous deux, avez-vous fait des marches ensemble?

Hamish Fulton. On a fait des marches communes de 1972 à 1990. En tout, cela représente onze marches. Chacun produisait une œuvre de son côté, notre démarche artistique était parallèle mais séparée. Nous sommes toujours amis. La raison pour laquelle vous n’avez pas d’informations sur nos débuts, c’est que les historiens de l’art nous ont catalogués. Pour eux, la marche n’est qu’une extension du champ sculptural. Dans Wanderlust: A History of Walking de Rebeccas Solnit, Lucy Lippard explique l’origine de la marche, à travers la sculpture. Son argutie permet de créer une convention, un précédent, qui permet aux historiens de l’art de s’endormir sur leur découverte. Plus personne ne s’interroge sur la marche elle-même, sur ce qu’elle représente et veut dire.

Aimez-vous les sculptures de Long?
Hamish Fulton. Je suis heureux pour lui. Il a inventé un langage. C’est une contribution à l’art. Il n’existe pas de querelles entre nous deux. L’incompréhension réside dans les catégories artificielles et arbitraires que dressent les historiens de l’art.

Aviez-vous connaissance des promenades surréalistes, des dérives situationnistes?

Hamish Fulton. Vous avez le droit de puiser vos références dans l’art contemporain, mais il est possible d’en puiser ailleurs. Il existe un monde en dehors de ce champ. L’alpinisme est un domaine vraiment intéressant. Je ne le pratique pas, je suis juste un randonneur, mais j’ai été plus influencé par ces hommes que par les artistes contemporains.

Qui sont vos modèles?
Hamish Fulton. Je pense à Reinhold Messner ou à Doug Scott, le premier Anglais à avoir vaincu le toit du monde. Je ne suis pas un montagnard, mais grimper en haut d’un sommet est une expérience qui dépasse la production artistique. Je suis beaucoup influencé par ces gens qui vivent en plein air. Je suis stupéfait par la capacité physique de ces hommes.
Néanmoins mes influences sont multiples. L’homme a commencé par marcher. L’avion domine les transports modernes, mais en ce moment, avec les caprices du volcan islandais, ils sont cloués au sol. Les déplacements aériens deviennent difficiles [éclats de rire et grand sourire]. Qu’un artiste se déplace à Tokyo, New York ou Düsseldorf ne présente pas un grand intérêt. Ce n’est pas une grande aventure en soi. En revanche, qu’il se trouve en haut d’un sommet, ça c’est quelque chose d’extraordinaire.

A quoi pensez-vous quand vous marchez?
Hamish Fulton. Chaque marche est unique. Mon esprit est à chaque fois différent. Tout dépend des conditions du terrain. Sur une route plane et droite, je peux me permettre de laisser mon esprit vagabonder. Je peux voir à plus d’un kilomètre à la ronde, c’est très rassurant. A l’inverse, en montagne, je dois me concentrer pour ne pas risquer l’accident, la foulure ou la chute. Il faut rester vigilant en permanence. Mais dans les deux cas de figure, l’expérience est très intéressante.

Combien de marches faîtes-vous en moyenne par an ?

Hamish Fulton. C’est très variable, mais autour de huit.

Avez-vous envie de faire de l’art à chaque marche?
Hamish Fulton. Quand je commence en tant qu’artiste, je veux faire de l’art. C’est une question intéressante que vous posez, mais une autre interrogation m’interpelle immédiatement, est-il obligatoirement nécessaire de produire un objet artistique? Je ne produis pas nécessairement quelque chose à chaque fois. Le plus souvent, je suis seul avec mon calepin. Je me contente de lire en public mon carnet et de relater mon expérience. Cette façon de faire, en prise directe avec les gens, est une des nombreuses possibilités qui s’offrent à moi.

On est dans la dématérialisation de l’œuvre d’art. Une marche, c’est de l’art conceptuel?

Hamish Fulton. Quand Laurence Wiener écrit quelque chose, il sait déjà que cela s’inscrira quelque part à savoir une galerie ou un musée. Moi par contre, si j’ai l’idée de traverser la France du sud au nord, je tente de le faire. Je transforme l’idée en expérience, c’est complètement différent.

Recherchez-vous de la spiritualité dans une marche?
Hamish Fulton. C’est quoi la spiritualité?

Recherchez-vous un au-delà?

Hamish Fulton. C’est possible. C’est facile également de raconter des histoires ou des conneries sur ce sujet. L’expérience de la marche doit être réelle. Il est possible de montrer quelque chose de faux. Ce qui m’intéresse, c’est de présenter une émotion réelle et une perception authentique.

Pour le dire autrement, recherchez-vous une transcendance?
Hamish Fulton. Oui.

Est-elle mentale, physique, sportive ?
J’ai besoin de me pousser physiquement, de me dépasser pour m’approcher d’une sensation vitale. Dire qu’une marche permet d’atteindre une spiritualité, excusez-moi, mais c’est trop simpliste et tellement faux.

La marche et les pèlerinages font-ils bon ménage?

Hamish Fulton. J’ai fait la route de Saint-Jacques de Compostelle deux fois, en empruntant le chemin inverse. Pendant trois semaines, j’entendais les pèlerins m’interpeller et me crier en anglais «Ce n’est pas la bonne direction». La situation était aussi étrange que comique. Au Moyen-âge, les gens ne rentraient pas en bus chez eux. A mon sens, revenir de Compostelle, aujourd’hui, c’est le seul chemin qui vaille.

Avez-vous déjà fait des marches politiques?
Hamish Fulton. J’ai manifesté dans ma jeunesse contre la guerre du Vietnam, mais la seule marche artistique est celle que j’ai faite récemment en Angleterre. J’ai manifesté pour l’indépendance du Tibet à Londres. Elle se tenait entre Trafalgar Square et l’ambassade chinoise. Toutes les voies rapides étaient piétonnes alors que d’habitude elles sont traversées par les voitures. La circulation avait dû être détournée. Je pouvais marcher au milieu de la rue, chose inconcevable un autre jour. J’ai eu la chance de rencontrer Palden Gyatso, soixante-quinze ans. Il avait des mains énormes. Et quand il a m’a salué, ce fut très fort.

Aux Etats-Unis, les manifestations ne doivent pas entraver la circulation automobile et ne peuvent pas s’arrêter.

Hamish Fulton. C’est très important qu’une manifestation bloque les voies d’accès. Manifester oblige à marcher, à envahir la chaussée, c’est très intéressant à observer. Seule la tête du cortège représente la foule amassée. Les cinq leaders placés en prou symbolisent tous les autres. Les sociologues ont observé que les sans-abris marchent constamment. Ils font croire qu’ils vont quelque part alors qu’ils tournent en rond. Ils marchent vite pour donner cette impression.

Laisser la nature propre, est-ce important pour vous?

Hamish Fulton. En Amérique du nord, la position éthique consiste à ne laisser aucune traces quand vous campez. Mais ces randonneurs ramassent des pierres pour encercler leur feu de camp. Ils ne les remettent pas à leur place ensuite. Ils enfreignent leurs propres règles. Autant venir avec son barbecue. Quand je vois ces traces humaines, ça m’énerve. Ils devraient nettoyer. Les espaces vierges, d’une année sur l’autre, disparaissent. Bientôt il n’en restera plus du tout. La main de l’homme, ses constructions et ses productions chimiques changent le visage de la planète.

Quand vous allez dans l’Himalaya, vous polluez aussi. Désolé d’être si abrupt.

Hamish Fulton. Non il n’y a pas de problème. Les expéditions sont différentes maintenant. Un changement de mentalité a vu le jour. Désormais, les Népalais font du commerce en allant rechercher les déchets des alpinistes, ils récupèrent les bonbonnes à oxygène et les revendent ensuite.

La photographie est-elle importante pour vous?
Hamish Fulton. Je suis attaché à l’œuvre unique. J’aime beaucoup la photographie. Je suis très enthousiaste. Je peux autant m’appuyer sur l’argentique que sur les outils numériques comme le scanner. Pour Khumbu, le panoramique a été obtenu par le scan de quatre négatifs.

Avez-vous toujours un appareil sur vous?
Hamish Fulton. En général, j’ai toujours mon appareil avec moi. Il m’est arrivé de marcher sans, mais ce fut très rare.

Quel type d’appareil utilisez-vous?

Hamish Fulton. Un Nikon Automat. C’est un compact. Il est très léger et je peux randonner en l’ayant autour du cou. Un appareil plus perfectionné aurait l’inconvénient d’être plus lourd. Le mien est aussi grand qu’un paquet de cigarette.

Pourquoi privilégier la photographie en noir et blanc?

Hamish Fulton. Je fais aussi de la couleur, mais vous avez raison, j’aime assez le noir et blanc. Historiquement, la raison est technique. Il y a plus de trente ans, j’obtenais beaucoup plus de nuances qu’avec la couleur. Le dégradé était plus riche.

Je ne connais vos marches qu’à travers vos photographies.
Hamish Fulton. Il est impossible de transmettre l’expérience de la marche.

C’est un aveu d’échec?
Hamish Fulton. C’est bien comme ça, ce n’est pas un échec. Vous savez bien que la photo d’une marche n’est pas la marche.

Mais cette confusion reste présente aux yeux des spectateurs, est-ce un problème?
Hamish Fulton. Je comprends ce que vous dites, mais la vie est problématique.

Pourquoi produire aussi peu?

Hamish Fulton. Je ne travaille pas avec une galerie en particulier, je n’ai pas de contrat d’exclusivité et je ne cours pas après l’argent. Si je produis aussi peu, c’est que je ne suis pas contraint de le faire. Mon mode de vie me le permet, c’est pour cela que je suis pauvre.

Traduction de l’anglais par Betty Dahmers et Julien Pain.

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