PHOTO

Haché Menu

PPatrick de Sinety
@12 Jan 2008

Hérissées sur les cimaises ou suspendues, douze pièces composées de petits fragments de contreplaqués, semblables à des masques aveugles et bigarrés, mais comme habités d’une vie propre. Inspirées par le Japon et par les rapports entre corps et société.

Les cimaises sont hérissées de onze pièces et d’une douzième suspendue ; en trois dimensions et de tailles moyennes, composées de petits fragments de contreplaqués, elles font d’abord penser à des masques aveugles et bigarrés, mais ces pièces, malgré leur structure de bois, ont l’air plus vivantes que d’inamovibles masques figés dans leur attitude grotesque ou hiératique, elles semblent prêtes de s’animer, de tortiller leur long cou pour certaines, de se déplacer sur la paroi pour d’autres.

Ce sentiment de se trouver face à des objets habités d’une vie propre, n’intervient pas d’emblée et ne doit pas être confondu avec ce que le spectaculaire à la faculté de déclencher spontanément d’impression fantasmatique et hallucinée — ce qu’une mise en scène habile, par exemple, parviendrait à susciter chez le spectateur de sensations fortes, mais précisément factices et illusoires.
Rien de spectaculaire ni de « mis en scène » dans le travail présenté ici, et cette impression grandissante de vie ne s’insinue que dans un deuxième temps, au-delà du premier regard et justement en dehors de tout esbroufe, impression d’autant plus étrange qu’elle est provoquée par une confrontation réfléchie avec ce qui est montré et qu’elle ouvre naturellement, elle en est même la passerelle logique, à un questionnement de ce qui veut être dit ici, de ce qui s’y exprime comme pensée – toute chose dont le spectacle, qui ne fonctionne que par neutralisation de la pensée, se moque et se défie.

Il faut s’arrêter sur les deux pièces intitulées Gucha-Gucha et Namazû, constitutives de ce travail à plus d’un titre. D’abord parce qu’elles sont à l’origine du processus de réalisation des dix autres, ensuite parce qu’elles ont été inspirées par l’expérience d’un séjour au Japon et de ce que leur auteur a saisi de cette société.
Leur titre, qui fait directement référence aux traditions japonaises. Namazû est le nom du poisson-chat dont les ondulations aquatiques sont reproduites dans la forme serpentine de la pièce, qu’on ne regarde pas sans également penser à l’immémoriale figure céleste du dragon (kirin). Gucha-Gucha désigne le froissement, celui qui peut survenir dans une relation amoureuse, comme celui de la feuille de papier, le pliage, dont le Japon a fait un art.

Leur structure synthétise les thèmes explorés par Michaël Schouflikir. Le fonctionnement de la société japonaise, fortement hiérarchisée, compartimentée autant dans son organisation sociale que spatiale, traversée de tiraillements contradictoires qui l’astreignent à une tension permanente, tiraillements qui sont aux fondements de sa mentalité et se manifestent par exemple dans les interférences entre ses traditions populaires, architecturales ou spirituelles et ses dispositifs les plus technicisés, l’apparence de ses villes saturées de bruits, d’images et de couleurs, sont autant d’aspects de cette réalité que ces deux pièces tentent de restituer métaphoriquement.

Mais plus généralement, elles reflètent la poursuite d’une réflexion que Michaël Schouflikir mène opiniâtrement ; le corps et la société, voilà la trame de cette réflexion. Le corps humain, auquel il est directement fait référence dans pratiquement tous les titres, apparaît, par le biais de ces structures en fragments, dans sa réalité première et presque triviale, c’est-à-dire cellulaire, constituée d’entrailles et de viscères.
Ainsi se trouve littéralement mis en pièce les modèles d’une réalité plastique idéale, qu’une propagande frénétique et déployant des moyens considérables cherche à nous imposer — l’assaut est général, dans la rue, à la télévision, dans les journaux, etc.
Arrachés à notre contemplation hypnotique des images-modèles, il s’agit à présent de nous déprendre d’autres illusions, indissociables des premières. Dans ce travail, le corps humain présente des caractéristiques analogues au corps social, ce sont aussi des modèles standardisés, égalitaires — au sens contre lequel s’insurge Zarathoustra —, dans lesquels chacun est censé se mouler en fonction de critères sociaux, culturels ou économiques, et en fonction de ceux-ci, de consommer.

Un certain nombre des pièces rassemblées sous le titre évocateur de « Haché Menu » se distinguent par la présence, entre chaque fragment, de fragments plus petits qui interviennent comme des passerelles reliant toutes les parties du Tout, des zones neutres que Michaël associe à des endroits comme le métro, la voiture, ou l’interface publique qui sépare par exemple le logement du lieu de travail. Mais ces interfaces, en parlant de nos conditions d’existence et de leur rythme, s’affirment aussi comme des espaces et des temps qui, tout en étant inséparables du système, lui échappent et de ce fait agissent même comme des espaces parasitaires.

L’ambivalence, le jeu avec les contradictions sont des moteurs essentiels de ce travail dès lors sous le régime de la tension. L’une des pièces exposée chez Eva Hober, Béryl, est d’ailleurs emblématique de ce jeu à la fois formel et thématique. La tension survient dans l’opposition entre la dynamique agressive du rythme, qui évoque tour à tour une graphie, une créature acéphale aux membres tranchants ou une cité spatiale, et les motifs qui ornent les fragments dont elle est composée : taches de couleurs abstraites qui seraient comme une tentative de matérialisation du geste du peintre, une manière de figer la peinture dans l’espace, à l’instar de cette forme : puissant mouvement fixé à l’instant de sa plus extrême tension.

Passant entre ces figures toutes de torsions, d’ondulations, de froissements, le visiteur a bientôt le sentiment de se trouver dans un salon dévolu à l’exposition de trophées de chasse, mais où des créatures informes et habitées d’une vie secrète remplaceraient les habituelles têtes de gibier. L’apparence organique de ces figures évoque aussi des reproductions de virus, qui seraient en même temps l’expression d’une société insidieusement totalitaire et, par la mise en scène de la contradiction et de la tension, de notre capacité pareillement agressive et violente à résister à ses diktats.

AUTRES EVENEMENTS PHOTO