C’est dans les quatre coins du Maroc que Bouchra Ouizguen est allée chercher ses collaboratrices, femmes mures, de différentes générations, issues de la tradition des Aïtas, ces chanteuses et danseuses de tous les banquets et mariages, à la fois chéries et méprisées, payant au prix fort la liberté de disposer de leur image, de leur corps et de leur voix.
Accompagnées par leur jeune chorégraphe, Kabboura Aït Ben Hmad, Fatéma El Hanna, Naïma Sahmoud ont fait depuis le tour du monde. Lors du passage à Paris en 2010, Madame Plaza, première pièce au charme poignant, envoutait irrémédiablement le public du Grand Studio du Centre Pompidou.
Elles sont à nouveau sur ce plateau, présences mutines et opaques, points aveugles qui focalisent les prémisses d’un débordement des sens. Plongé dans l’obscurité, vide, traversé tout au plus par de vagues rayons de lumière qui viennent buter sur leurs corps, l’espace se met à vibrer au rythme de leur respiration, qui s’alourdit et devient bruyante. Le halètement roque devient bientôt cri: HA! Voici la teneur de la nouvelle création, murmure dissonant qui enfle fiévreusement, avec l’insistance de l’air qui brule la gorge, jusqu’au tumulte.
L’énergie monte progressivement et ce mouvement répétitif, obsessionnel, ce balancement de la tête auquel s’adonnent les quatre femmes est symptomatique d’un besoin impérieux de tout faire partir en vrille. L’effort est visible, bientôt pénible à regarder. La chorégraphe emprunte la voie des rituels vernaculaires. Avec une grande économie de moyens, elle va à l’essentiel.
La première partie de la pièce se donne à vivre comme une étape préparatoire, un rite de passage facilitant la descente dans les zones troubles de l’être. Chacune des performeuses s’y livre avec application. Cela prend le temps qu’il faut, c’est long et éprouvant! Il y va d’une véritable épreuve de force, assumée autant au niveau des intentions dramaturgiques, qui semblent viser à faire sauter les portes de la folie par une perte radicale des repaires, que de la part des interprètes qui se dépensent furieusement.
L’apaisement semble les ramener à elles-mêmes et ces moments où elles se reprennent en main, littéralement, à travers des contacts doux et attentionnés, sont extrêmement touchants. Pourtant, cette qualité de présence qui promettait d’être écrasante, bouleversante, à l’image de ce qui était en jeu avec Madame Plaza, se dérobe continuellement.
Paradoxalement, les danseuses ne semblent pas incarnées, mais au contraire, suspendues au bord de leur propre vide. Les corps paraissent instables, fuyants, malgré leur plasticité. Leur indéniable présence est obstinément orientée vers un horizon qui nous échappe. Peut-être que la grande réussite de la pièce consiste précisément à dire, à faire ressentir ce déplacement infime et essentiel, le débordement de la folie. Le trouble et les questions persistent, ce qui est le signe que Bouchra Ouizguen travaille un terreau fertile.