. Aujourd’hui à Villiers-le-Bel, comme en 2005 à Clichy-sous-Bois, la révolte quasi spontanée des jeunes est l’expression exacerbée de la situation ordinaire de guerre larvée qui règne dans les banlieues entre les populations et les forces de l’ordre. Un ordre fragile, maintenu aux bords du chaos à grands renforts de moyens — y compris ces engins de guerre que sont les drones, et bien sûr la plupart des grands médias.
Plus qu’auparavant, cette guerre en banlieue se mène au corps à corps. Les corps des deux jeunes victimes de l’accident; ceux des policiers blessés dans les affrontements, dont plusieurs par balles; ceux, également, des journalistes et des cameramen de plus en plus souvent pris à partie à cause de la trop forte partialité de leurs commentaires et reportages. Ceux, à l’opposé, des amis des victimes qui répondent là , jusqu’à la démesure et l’excès, aux humiliations, fouilles et contrôles dont ils sont au jour le jour eux-mêmes victimes.
Dans cette situation, les médias occupent un rôle majeur en convertissant, par delà les faits, les images et les mots en de véritables armes, dont la puissance est à la mesure du crédit qu’on leur accorde, de nos croyances en leur valeur documentaire, et en leur teneur de vérité.
Loin d’être porteuse d’une quelconque vérité, la photographie-document de la voiture de police accidentée à Villiers-le-Bel a fait l’objet de deux interprétations contradictoires : celle des policiers, qui l’ont recouverte d’un carcan de mots; et celle des habitants de la cité qui l’ont en quelque sorte libérée, rendue à sa fonction de document, au moyen de leurs témoignages et surtout d’une vidéo — d’autres mots et d’autres images contre l’offensive interprétative de la police.
Selon l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) chargée d’enquêter sur les circonstances de la collision, le capot défoncé et le pare-brise étoilé de la voiture, tels que les montrent les photographies, ne sont pas dus au choc, mais à des dégradations commises à coups de barres de fer après l’accident.
Autrement dit, les policiers sont exonérés de la violence du choc, et les jeunes de la banlieue n’ont rien su faire d’autre que d’ajouter de la violence à la mort de leurs camarades. Violents jusque dans le malheur. Deux camps sont ainsi délimités: celui de l’ordre impliqué dans un épisode regrettable mais dû au pur hasard, et celui du désordre et du vandalisme sans limites ni discernement. Les mots de la police consistent à reporter toute la responsabilité des faits sur les jeunes de la cité.
Face à cette thèse, la photographie, aussi documentaire soit-elle, est totalement démunie, à cause de la disjonction fondamentale séparant toujours les mots et les images, et à cause de la primauté des mots sur les images. On ne voit qu’entre les mots, ce sont les mots qui commandent aux images, et non l’inverse.
Si bien que la plus documentaire des photographies peut être affublée de la plus fantaisiste des légendes, soutenir la thèse la plus farfelue, confirmer les falsifications les plus éhontées.
A moins qu’elle soit intégrée, avec d’autres éléments, dans un processus de construction de vérité, comme c’est précisément le cas à Villiers-le-Bel avec la vidéo qu’un amateur a réalisée juste après l’accident. Cette vidéo contredisant de façon éclatante la thèse officielle selon laquelle la voiture de la police a été déglinguée par des vandales appartenant à la «voyoucratie».
Des mots contre une photographie, d’autres images (vidéo) contre ces mots. Sans compter les flux d’images et de mots des médias qui les accompagnent de leurs propres commentaires visuels et verbaux… Ainsi se construit une vérité fragile et mouvante, adossée à de bien précaires vecteurs de vérité que sont supposées être les images, et que, spectateurs démunis, nous sommes condamnés à croire, faute de mieux. Faute d’expérience concrète, faute de contact direct avec les faits.
On sait que les photos ou les vidéos documents ne transmettent aucune vérité, mais qu’ils servent à construire une illusion de vérité, souvent contre d’autres vérités. Ce sont des productions jugées suffisamment vraisemblables pour être agencées avec d’autres productions — visuelles, textuelles et discursives — afin de soutenir une parcelle crédible de vérité.
Pendant longtemps (c’était l’illusion moderniste), on a feint de croire que l’enregistrement mécanique de la photographie et de la vidéo était, en lui-même, une garantie d’exactitude, d’objectivité, voire de vérité.
Mais à Villiers-le-Bel, l’enregistrement (visuel) n’a pas suffi à la photographie pour déjouer la «vérité» (discursive) de la police. Il a fallu lui adjoindre une vidéo d’amateur forte de sa nature d’enregistrement, de sa proximité avec l’événement et de son indépendance vis-à -vis des pouvoirs médiatique et policier.
Les documents ne passent pas, comme on le croit trop souvent, directement des opérateurs-témoins, qui ont vu, aux spectateurs, qui n’ont pas vu. Ils empruntent des parcours sinueux au cours desquels une myriade de forces économiques, techniques, idéologiques, sociales et esthétiques les distordent, les composent et les agencent.
Depuis trois jours, la guerre sociale qui se déroule à Villiers-le-Bel ne mobilise pas seulement près d’un millier de policiers fortement armés et appuyés par un hélicoptère. Elle oppose le flot des images et des discours des autorités et des médias au mutisme et à l’invisibilité imposés à la population.
A la tristesse des jeunes s’ajoutent l’amertume de voir la vérité sur la mort de leurs camarades falsifiée par la police, la situation caricaturée par les médias, les conditions de vie dans leur cité totalement ignorées, et leur parole délibérément refusée. «Personne ne nous écoute. Les policiers ont été entendus, il y a soi-disant trois témoins, mais nous on était là dimanche soir, et ça ne s’est pas passé comme le racontent aujourd’hui les médias», déclare un habitant (Le Monde, 28 nov. 2007)
Devant tant d’injustice et de violence symbolique, faute d’autres moyens, ces jeunes des banlieues n’ont que la violence physique et brutale à opposer aux médias, qui les trahissent; aux policiers, qui les harcèlent sans cesse et parfois jusqu’au pire; à l’école et à la bibliothèque, qui sont malgré elles l’expression paradoxale de vains espoirs d’avenir.
Cette violence physique, fût-elle celle du désespoir, est évidemment inadmissible, comme toutes les violences symboliques, et toutes les violences commises au nom de l’ordre. D’autant que les violences se répondent et s’alimentent dans une spirale infernale d’affrontements à armes inégales.
André Rouillé.
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Julien Guinand, Sans titre, 2007. Photographie. © Julien Guinand, Courtesy galerie Le Réverbère, Lyon.