Marie Bovo
Grisailles
Marie Bovo a longtemps photographié l’étrange lumière de la nuit: les néons et les enseignes japonaises, dont les éclats colorés brûlent et trouent l’obscurité, mais aussi la pâle lueur de la Lune et des étoiles. De ces images, les humains sont absents, comme chassés de ce paradis de plages méditerranéennes où l’artiste a installé sa chambre photographique.
L’obturateur ouvert dilate le temps, fait cohabiter plusieurs temporalités — celle de la ville des hommes, demeurée hors champ mais dont on devine les éclairages électriques; celle, plus mythologique, de la nature, de la mer, du ciel et de la terre. Les photographies de Marie Bovo jouent de l’entre-deux, de la dualité, de l’antinomie. Profondément ancrée dans la réalité, mettant en jeu des implications parfois géopolitiques ou sociales, chacune de ses réalisations témoigne d’un double regard sur les choses, qui fait d’une situation simple et singulière l’expression d’une dimension universelle, où le passé rejoint le présent, où les différentes cultures, en particulier celles du monde méditerranéen, se relient.
Pour l’exposition «Grisailles», l’artiste a choisi de présenter deux ensembles d’oeuvres récentes: les «Cours intérieures» (60, rue Mazarine) et les «Grisailles» (47, rue Saint André des Arts), qui marquent toutes deux un tournant dans son travail en raison d’une plus large place accordée à l’architecture. Les «Cours intérieures» (2008-2009) que Marie Bovo photographie dans un quartier populaire de Marseille sont des espaces intermédiaires, des intercesseurs entre la ville, la rue et la maison. L’objectif de la chambre photographique est dirigé vers le haut, à la verticale de ces «puits» où la lumière pénètre peu et où le long temps de pose capture, sous la forme d’un rectangle immaculé, le ciel qui se déploie au-dessus. Photographiés à différentes heures du jour et des saisons, ce pan de ciel, ces cordes, ce linge donnent autant de lectures différentes de l’architecture, en même temps qu’ils apparaissent comme un symbole de la vie qui habite ces lieux. S’il y a quelque chose de la cathédrale et du sentiment d’élévation dans ces images où le linge suspendu aux cordes apparaît comme autant d’anges baroques, ce sont là des habitats autrefois cossus et désormais pauvres, pour lesquels l’artiste évoque «une forme de résistance pasolinienne à l’espace bourgeois».
Cette référence à la peinture ancienne se perçoit dans l’intitulé des «Grisailles» (2010), série réalisée sous les porches qui, dans les mêmes immeubles, conduisent aux cours. Cette série est photographiée selon un protocole de prise de vue très similaire — là aussi la chambre est basculée vers le haut —, mais les repères topographiques manquent. Il s’agit cette fois-ci de plafonds écaillés, au relief lunaire et aux moulures blessées, qui portent encore les traces d’une peinture grise censée imiter la pierre et témoignant de l’histoire des lieux. C’est ce feuilleté de couleurs et d’usages que scrute Marie Bovo, où l’architecture passe au second plan derrière cette étrange couleur qu’est le gris — «couleur du vieillissement, de la perte, de la dégradation, il est du côté des trous, des béances, du négatif…» Dès lors, nous nous trouvons devant l’étude des variations de la lumière et de la couleur, leur météorologie changeante: «l’architecture y demeure importante, mais comme une géométrie négative, un vide qui bouscule notre sens de la perspective et de la présence, et défie toute conceptualisation.» (Régis Durand, «Marie Bovo, l’historicité du quotidien», Art press 373, décembre 2010)