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Grandes écoles et idées courtes?…

PAndré Rouillé

L’éditorial «A bas les jeunes» consacré la semaine dernière à la situation que connaissent les jeunes aujourd’hui en France a suscité des réactions. «Vous haïssez Sarkozy. C’est votre droit. Pas besoin de tant de mots pour le dire», écrit l’auteur d’une réaction.
Est-il nécessaire de préciser que désapprouver une politique n’est pas la même chose que de haïr celui qui l’inspire et la mène — prendrait-il la figure inédite de l’«omniprésident» que l’on connaît aujourd’hui, et ferait-il l’impossible pour discréditer la fonction présidentielle par des attitudes et propos pour le moins mal venus. En vérité, les sentiments qu’inspire un acteur — de la politique, de l’art, la science, la médecine, l’industrie, etc. — ne sont que de peu de poids en regard de ses productions, réalisations ou créations

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«Pas besoin de tant de mots»! Est-ce si sûr que la sommaire affirmation d’un sentiment (de haine ou de tout autre ordre) suffise à répondre à la situation que nous vivons, «jeunes» ou non, en ce moment ? Évidemment non. La situation présente, souvent qualifiée de changement d’époque ou de bouleversement systémique, est à la fois inouïe, excessivement évolutive, éminemment cruelle et violente, terriblement inégalitaire et sélective dans ses effets, ce pourquoi elle a besoin d’être examinée avec précision pour être un tant soit peu comprise.
Gilles Deleuze nous a appris que «c’est à travers les mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend», ou que «la syntaxe est l’ensemble des détours nécessaires chaque fois créés pour révéler la vie dans les choses» (Critique et Clinique, p. 9-12).

Écrire sur l’art et la culture, et sur leurs conditions de possibilité, consiste, me semble-t-il, à tenter de les observer, de les penser, de les analyser et comprendre au travers du dispositif de la langue. C’est certainement le chemin à emprunter pour sortir de l’ornière des stéréotypes, des opinions communes, du discours superficiel de la communication, de la propagande, de l’idéologie.

Dans le précédent éditorial, j’ai tenté d’établir une continuité entre l’offensive lancée contre les valeurs de Mai 68 durant la campagne électorale par le futur chef de l’État et les aspects fortement anti-jeunes de sa politique dans les domaines de la culture, de l’université, de la recherche, de l’école, et d’internet. On aurait pu ajouter l’emploi, puisqu’il est officiellement avéré aujourd’hui même que les jeunes (moins de 25 ans) sont, faute de dispositif adapté, les premières victimes de la hausse vertigineuse du chômage.

Pourquoi souligner cela sur un site internet comme paris-art.com consacré à l’art et la culture contemporains? Non pas, assurément, pour s’inscrire dans un quelconque débat politicien, ou dans le sillage de tel ou tel parti. Le but est au contraire d’apprécier les possibilités qui existent actuellement de créer, d’apprendre, de rechercher, d’innover. Or, la convergence des politiques de démantèlement (dites «réformes») menées de façon convergente et résolue dans les lieux où s’exerce ces activités sociales à haut potentiel d’avenir et à hautes densité de «jeunes», font craindre le pire.
Les activités de créer, d’apprendre, de rechercher et d’innover dans les domaines tels que l’art, les sciences humaines, les disciplines de la culture (philosophie, littérature, histoire, etc.), mais aussi la recherche scientifique fondamentale, c’est-à-dire toutes les disciplines rétives à une planification stricte, dépourvues de rentabilité à court terme, et non directement productives, sont condamnées à disparaître, ou à végéter à de très faibles étiages.

Plusieurs types de réactions répondent à ces appréciations des perspectives et conditions de la culture, de la pensée, et de la création en France dans la période à venir.
L’une d’elles consiste à faire remarquer que le processus ne date pas d’aujourd’hui, et à lui trouver des antécédents plusieurs années auparavant. Cela n’est pas faux mais tombe sous le coup de l’évidence, puisque tout phénomène s’inscrit dans un processus qui le précède et le prolonge. Ce qui importe en revanche est de montrer en quoi la situation présente s’inscrit dans un passé tout en procédant à une «rupture» (terme d’ailleurs largement utilisé par le Président).

Autrement dit, en quoi le pouvoir actuel est-il, comme je le crois, qualitativement différent du précédent? Sa différence de nature lui vient de son passage au paroxysme en de nombreux domaines par l’accélération des vitesses de décision et d’action, ou par la multiplication et la simultanéité des initiatives et des chantiers dits de «rénovation».
Sa différence consiste aussi en un ensemble de transgressions des limites et des tabous antérieurs ; en une série d’abolitions des complexes et des cadres idéologiques préexistants sous la forme de l’«ouverture» par laquelle, en tous domaines, politiques ou non, sont largement reconfigurés les contours du possible — l’entrée de personnalités du Parti socialiste dans le gouvernement n’étant qu’un aspect de cette disposition plus générale.

L’aire du dicible a changé. Et ce déplacement du dire s’est accompagné d’une visibilité nouvelle du faire. On entend dire et on voit faire des choses qui étaient auparavant tues et cachées, impossibles, ou plus difficilement possibles à faire. On en veut pour preuve le processus de captation d’héritage culturel de la gauche au travers des hommages rendus à Guy Môquet et Jean Jaurès durant la campagne électorale, puis la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, et ce très éloquent mouvement de désertion de quelques unes des plus hautes élites de l’opposition pour rallier le pouvoir en place.
Cette ouverture du dire a étendu et légitimé une large déréglementation du faire (la «rupture») dans les domaines du droit du travail, de l’audiovisuel, de l’université, de la recherche, de la santé, et bien sûr de la culture.

C’est ainsi qu’un correspondant qui se présente comme «Diplômé de grande école» réagit à l’éditorial «A bas les jeunes» en déroulant l’antienne de l’inutilité des sciences humaines et le schéma d’une société réduite à la seule formule de l’entreprise et de ses valeurs.
«Le principe consistant à envoyer chaque année des centaines de milliers de gamins en fac de sciences humaines relève du ridicule, voire d’un scandale de la République», affirme-t-il, au prétexte (au demeurant exact) que ces études ne trouvent guère de «débouchés dans le monde de l’entreprise».
Or, précise-t-il, «il faut bien, à un moment ou à un autre, se loger, manger à sa faim et se vêtir, et donc bosser», ce qui, «pour tous ces gamins diplômés en sciences humaines», exige, dans son esprit, qu’ils «décrochent un emploi à valeur ajoutée dans l’entreprise».
Pour cet esprit bien formaté sur les bancs d’une «grande école», la conclusion s’impose d’elle-même : «On ferait mieux d’instituer des examens d’entrée à l’université et des quotas, plutôt que d’envoyer ‘à l’abattoir’ des millions de jeunes. On ferait mieux de favoriser les formations menant à des métiers recherchés, bref, d’adapter l’offre aux besoins du pays».

Par delà les scories dues à un sentiment de supériorité courant chez les élites issues de «grandes écoles», le raisonnement est apparemment frappé du bon sens et d’une imparable logique. A ceci près qu’il est l’expression magistrale d’une conception de la société dramatiquement réduite à un principe unique d’utilitarisme, de rentabilité. Une société sans devenir, condamnée à s’épuiser dans le cercle fermé de ses besoins et certitudes.
Une société dans laquelle on ne formerait plus de philosophes, d’écrivains, de poètes, de musiciens, d’artistes, de chercheurs qui, on le sait, ne trouvent jamais ce qu’ils cherchent mais ce qu’ils découvrent en cherchant…
Tous ces rêveurs, «tous ces gamins diplômés en sciences humaines», qui ont inventé des formes inouïes, des pensées impossibles, des systèmes inimaginables, des objets incongrus, des théories loufoques, des histoires à dormir debout, tous ont fait déraper les normes, les certitudes, les dogmes, les règles, les besoins et les prétentions des pouvoirs scientifiques, économiques et politiques du moment.

Le pouvoir et l’utile, qui ont tendance à se refermer sur le connu, le fixé et l’existant, ont pourtant besoin des visions ouvertes et amples des créateurs.
Créer en art, en science, en technique, en philosophie, etc., ne consiste pas à «adapter l’offre aux besoins», mais à faire dériver les agencements offres-besoins vers des configurations inouïes. C’est élever la plate et triviale utilité à d’autres niveaux et formes.
Ceci n’est pas du luxe en ces temps de crise où apparaît l’épuisement les solutions en vigueur. L’heure n’est pas à s’arc-bouter sur des modèles usés, mais d’en inventer d’autres. D’autant plus que dans le monde tel qu’il semble se dessiner et s’inventer, l’imagination et la création vont assurément bientôt acquérir une forte valeur ajoutée…

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés au contenu de l’éditorial.
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