Avec la compagnie «Socìetas Raffaello Sanzio», Romeo et Claudia Castellucci expérimentent un théâtre qui ne répond pas à une logique de la représentation, qui se tient à distance de la fiction narrative et du discours communicant. Les pièces qu’ils conçoivent prennent la forme d’une énigme incarnée, d’une allégorie crépusculaire au dialogue moindre, dont les éléments dramaturgiques se révèlent au public de manière elliptique et fragmentaire.
Go down Moses déroule une succession décousue de tableaux d’une grande force plastique dans un univers atemporel, qui joue librement avec la chronologie et les symboles. Emprunté à un gospel, où des descendants d’esclaves comparent l’Afrique à la Terre promise d’Israël, le titre de la pièce lie deux préoccupations vives de l’œuvre de Romeo Castellucci: l’idée de descente interroge la notion d’origine quand le personnage de Moïse incarne le paradoxe de l’irreprésentable.
Seul à avoir vu la face divine, le héros biblique est en effet celui par qui l’interdiction de représenter Dieu frappe l’humanité. Se pencher sur son mythe porte ici la promesse d’un retour à l’origine du sacré et de l’art, au moment premier où l’image acquiert son caractère coupable. En mettant en parallèle la naissance de la représentation dans la transgression et différentes figures de l’abandon, maternel et divin, Romeo Castellucci livre une thèse pessimiste d’une grande teneur tragique qui révoque pourtant la forme de la tragédie. A la profondeur conceptuelle, s’ajoute une mise en scène magistrale, un rendu plastique extrêmement maîtrisé qui rend la pièce fascinante, poignante, tout en résistant au sens.
Un écran de tulle sépare le public de la scène, le réel du lieu de représentation, tout en jetant une incertitude visuelle, un effet grisant et déréalisant. Dans un tableau générique, débuté sur scène durant l’entrée du public, Romeo Castellucci nous plonge dans les années 1950, un groupe de comédiens, élégants, prennent les mesures des uns des autres, se jugent, ils sont déjà en représentation. En fond, l’affiche d’un lièvre, l’animal impur condamné dans l’Ancien Testament, annonce l’absence de Moïse, auquel il se substitue. Rendu à l’irreprésentabilité qu’il incarne, le patriarche n’apparaîtra jamais. Go Down Moses image la vie du prophète biblique, plutôt qu’en retracer la ligne biographique. Représenté par une turbine cylindrique qui tourne à toute allure, dans un bruissement strident, puissant et inconfortable, le buisson ardent incarne avec violence le destin d’une humanité condamnée, à l’instar des perruques qui, tombant du ciel, se prennent au piège de sa folle rotation.
La temporalité de la pièce, non-historique, fonctionne par ruptures entre les époques. Après l’évocation des années d’après-guerre, la première scène plonge le spectateur dans le monde actuel. Dans les toilettes d’un bar, une jeune femme en état de choc, crie, pleure, tremble, sans pouvoir se ressaisir. Du sang coule entre ces jambes, une hémorragie abondante à la hauteur d’une détresse qui ne se verbalise pas: seuls les cris, les pleurs et ce corps en souffrance en trahissent l’intensité. D’une violence crue et frontale, cette scène de pur pathos invite à une empathie directe, qui ne passe pas par la psychologisation du personnage, dont on ne connaît ni l’identité, ni l’histoire. La vulnérabilité et la solitude de cette jeune femme, personnifiant au fond l’humanité toute entière, s’adressent immédiatement aux affects du public, partagé entre la frustration de ne pouvoir l’aider et la fascination pour une scène dont Castellucci sublime la sordidité.
Une nouvelle tableau vient lever le voile sur l’intrigue. Un container taggué, un sac poubelle négligemment posé à ses côtés et des cris d’enfants qui résonnent permettent de reconstituer la scène d’un abandon lugubre, celui de Moïse, en-dehors de toute vision idéalisée. La transmission d’un rapport d’enquête en fond sonore plaide pour un style réaliste, à revers du genre épique de la Bible, qui emprunte même sa forme au policier. Romeo Castellucci se promène ici avec une aisance déconcertante entre le polar, la parabole mystique et la poésie pathétique. En contrepoint de cette vision de l’atroce, rompant la charge tragique par une pointe d’humour, des émoticônes ironisent sur la paupérisation des affects et du symbolique dans la communication numérique.
Durant l’interrogatoire, la jeune femme, choquée, puis hallucinée, s’exprime par des paroles sibyllines, justifiant l’injustifiable par une prophétie divine: Moïse est promis à un autre avenir que celui qu’elle peut lui donner, il libèrera les hommes de l’esclavage et assurera à l’humanité une nouvelle Alliance avec le divin. Entrecoupé d’une prose métaphysique sur la vie, la mort et la quantité d’énergie sur terre, où la Rome d’aujourd’hui côtoie les rivages du Nil antique, son discours peut être à la fois entendu comme une parole messianique et comme le délire d’une mère qui tente de verbaliser en vain son traumatisme. Entre folie et prophétie, Romeo Castellucci dépeint un monde qui cherche à conjurer, de celui de Moïse par sa mère à celui des hommes par Dieu.
Dans ce tableau visuel et sonore suivant, le plateau est plongé dans une lumière verte d’hôpital. Dans une pièce de radiographie, un appareil IRM vide est actionné dans un fracas assourdissant, un bruit reconnaissable d’alarme, bientôt couplé à un chant lyrique. Le son saturé et les voix en écho, entre éclatements syllabiques et distorsions, installent une atmosphère aussi anxiogène que gracieuse, à l’image de la pièce. En livrant des images de l’âme, l’IRM offre nouvelles possibilités de transgression, brave de nouveaux interdits. Du point de vue de la dramaturgique, ou de ce qu’il en reste, on imagine la mère de Moïse réaliser les examens d’usage après un traumatisme physique, mais ce moment de latence, où la jeune femme se retrouvera seule dans le noir, contrainte à l’immobilité, sera certainement le moment d’une introspection. Le tableau organise alors la transition vers une allégorie psychique, peut-être un rêve, qui prend la forme d’une fable des débuts de l’humanité.
La dernière partie du spectacle se déroule dans une caverne du néolithique à l’allure d’un tableau vivant, vibrant, où les chairs des hominidés se confondent avec les teintes minérales. Une ouverture sur un désert en fond approfondit la perspective et fait contraste avec les ténèbres dans lesquels sont plongés ces proto-humains, à l’aube de leur humanité. On pense à la fuite dans le désert, à Kubrick, à la caverne de Platon, trois références assumées. Dans ce théâtre d’ombres, un groupe d’hommes et de femmes enterre un nourrisson, la mère pleure son enfant puis s’accouple dans un geste consolatoire désespéré. Engrossée, elle imprime de ses mains les premiers symboles humains, des empreintes rupestres, sur l’écran de tulle en bord de scène, dans une déflagration visuelle et sonore tout bonnement sublime. Dans ce huis clos archéologique, Romeo Castellucci fait ainsi rejouer l’origine commune à la théologie et au théâtre, leur émergence d’un désir de combler l’absence, de surmonter l’abandon, de conjurer la mort. En dessinant leur premier «SOS», la tribu se désole de sa condamnation, l’image est par nature coupable, le ver est déjà dans le fruit.
Avec Go Down Moses, Romeo Castellucci prouve une nouvelle fois que son ingénierie scénographique et la force de son discours savent surprendre, interroger et faire impression. On attend désormais avec impatience sa prochaine interprétation de Moïse, dans la mise en scène de Moses und Aron d’Arnold Schönberg à l’Opéra de Paris. Une nouvelle occasion de trahir les icônes pour sublimer son pessimisme.
Go Down Moses de Romeo Castellucci
Joué les 21 et 22 mars 2015, à la Filature (Mulhouse)