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Giuseppe Penone: Le regard tactile

Françoise Jaunin. Votre travail implique une part d’archaïsme et d’intemporel. Mais si votre langage s’est installé d’emblée dans une haute lignée et une longue durée, il est, lui, pleinement d’aujourd’hui.
Giuseppe Penone. Faire à la lumière d’aujourd’hui quelque chose qui aurait pu être fait il y a mille ans et plus, c’est quelque chose qui m’intéresse. Prenez mes arbres décortiqués. C’est notre époque, notre moment historique qui fait que ce travail peut avoir un intérêt.

Parce que nous sommes éloignés de la nature originelle? Et que nous cherchons éperdument à renouer avec elle de nouveaux liens? On n’a jamais autant parlé d’elle que depuis qu’on la sait menacée et fragile.
Giuseppe Penone. Non, je ne pense pas que ce soit la raison. En tout cas pas pour moi. C’est moins l’arbre lui-même qui m’intéresse que le processus qu’il permet de révéler.
Bien sûr l’intérêt d’œuvres telles que celles-là (je parle toujours de ma série d’arbres décortiqués) est lié à la nature, mais il y a aussi un autre intérêt.
Vous prenez une matière qui a été fabriquée par l’arbre, et à l’intérieur vous trouvez un arbre. C’est une tautologie.
La tautologie est le fondement de l’art de toute la seconde moitié du XXe siècle. Une tautologie du geste, de l’objet même.

Votre travail rejette la représentation. Mais vous recourez constamment à des techniques telles que l’empreinte, le moulage, le frottage, la duplication… Est-ce une manière de contourner la représentation, ou de la remplacer? La question de la représentation m’intéresse beaucoup par rapport à votre travail…
Giuseppe Penone. Au XXe siècle, la représentation a mis l’art en crise, le poussant à trouver d’autres voies de recherches. La tautologie (c’est-à-dire une forme qui apparaît presque automatiquement et qui n’a de comptes à rendre qu’à elle-même) s’est avérée être l’une d’entre elles.
Mais il y a aussi eu d’autres réponses à cette problématique nouvelle, en particulier une qui me touche de près: l’importance et la visibilité données au processus dont l’œuvre est la résultante. La vraie valeur est moins dans l’œuvre elle-même que dans le processus par lequel elle a passé pour naître.

Chez vous, le processus est parfois poussé très loin. Je pense par exemple à ces arbres en bronze des jardins de la Venaria Reale à Turin, du parc de la Fondation Cartier ou des jardins des Tuileries à Paris dans lesquels le mimétisme est parfait. Il faut aller y coller son œil, voire les toucher pour comprendre qu’il ne s’agit pas de vrais arbres, mais bien de moulages en bronze. Pourquoi ce besoin de pousser le simulacre presque jusqu’à la confusion? Pour toucher à une forme de magie?
Giuseppe Penone. Pour en revenir à mes arbres en bronze, je veux en rappeler les liens avec des pratiques très anciennes et mettre en évidence la tension des forces contraires qui y sont à l’œuvre. Si vous pensez qu’un arbre échappe aux lois de la gravité pour monter vers la lumière et y déployer ses branches, il y faut une force ascensionnelle incroyable.
Tandis qu’au contraire la technique du bronze passe par la chute, induite par la force de gravité du liquide en fusion dans le moule: on y verse le bronze, après quoi le moule est enterré. Aujourd’hui encore, dans les fonderies, on fait un trou dans la terre et on presse la terre ou le sable autour du moule pour que le poids ne risque pas de le casser. C’est tout le contraire de la croissance: une descente vers les profondeurs de la terre.
On ressent donc ce double élan paradoxal de deux mouvements vitaux complémentaires: celui qui plonge vers le bas, vers les entrailles du monde et de l’histoire, et celui qui pousse vers le haut, vers la vie et la lumière.

Au début des années 1980 qui sont celles d’un grand mouvement de retour vers la figuration, vous commencez votre série de Gestes végétaux qui évoquent, métaphoriquement, des figures humaines, des personnages dansants, des apparitions de nymphes et de faunes. Sauf que loin d’être des représentations, elles sont en réalité faites de traces et d’empreintes de doigts. Ce sont donc des figures palpées, caressées, mais des figures en négatif, des figures absentes?
Giuseppe Penone. Les figures sont absentes, mais remplies par la végétation. Avec les Gestes végétaux, j’ai figé des gestes en forme de végétaux. Et à l’intérieur de ce geste, il y a un élément végétal qui pousse, qui est actif. C’est l’inverse de ce que je fais quand je retrouve la figure de l’arbre à l’intérieur de la poutre. L’arbre est là, le volume est figé, c’est mon action qui révèle sa présence.

Les liens étroits qui imbriquent ces figures suggérées et le végétal, associé au fait que les Gestes végétaux sont souvent placés à l’extérieur, dans des jardins, appellent des références mythologiques. Que l’on retrouve aussi dans d’autres séries d’œuvres, comme celles qui tournent autour du mythe d’Apollon et Daphné.
Giuseppe Penone. La mythologie est un creuset culturel important: elle pense et explique le monde et elle le fait par les voies de la poésie. Et pour la sculpture, figer une image dans le temps est une donnée fondamentale. On en trouve une illustration dans les Métamorphoses d’Ovide, dans lesquelles on voit des gens transformés en pierre, en rocher, en arbre, ce qui fait référence à la pérennité de l’image et au passage d’une matière à une autre. Tout cela se rattache à un imaginaire très profondément inscrit dans notre structure mentale.

Il me semble que votre œuvre n’est guère imaginable dans le socle de l’antiquité.
Giuseppe Penone. Peut-être que cette impression vous vient du fait que mes œuvres recourent à un langage très ancien. Il n’y a pas dans mon travail de thèmes liés à l’histoire, ni passée ni présente. Ce sont ses matériaux qui ont des liens avec l’histoire. Ou avec l’histoire des matières. Pour chaque œuvre, je cherche le matériau le plus juste pour exprimer la fossilisation des gestes que j’ai faits et pensés. Et ce que j’appelle la fossilisation, c’est le moyen de figer l’action et d’en garder la mémoire dans sa forme même. C’est un caractère que l’on peut appliquer à toutes les œuvres faites par l’homme. C’est aussi mon souci et mon propos.

Est-il important que votre travail dise aussi quelque chose d’aujourd’hui, de l’époque dans laquelle vous vivez?
Giuseppe Penone. Les besoins de l’homme demeurent les mêmes. Par exemple en poésie. Si vous prenez d’un côté un poème romain ou grec ou babylonien, et de l’autre un poème d’aujourd’hui, vous trouverez des arguments très semblables. Même si les contextes ne sont pas les mêmes, le contenu, la motivation et la nécessité de la poésie, eux, restent les mêmes. Depuis toujours on a besoin de respirer et de se nourrir, depuis le fond des âges on s’émerveille du soleil qui surgit, et depuis la nuit des temps la vision de la mer suscite des sentiments du même ordre. La vraie question n’est pas là. La vraie question, c’est le langage. Comment dire les choses qui ont déjà été dites des milliers de fois et depuis toujours.

Et les dire autrement?
Giuseppe Penone. Autrement ou avec un langage plus accessible ou plus adapté à son époque. Il y a des formes existantes qui peuvent se révéler plus parlantes aujourd’hui qu’hier. Ce ne sont pas forcément les matériaux qui font la contemporanéité ni la valeur des œuvres. Utiliser des matières et des technologies très actuelles ne vous garantit absolument pas de faire œuvre d’aujourd’hui. C’est le contenu qui donne le ton. Si c’est un contenu important pour l’homme actuel et qu’il a trouvé un langage pour l’exprimer, c’est alors seulement que cela devient intéressant.

Extrait de Giuseppe Penone et Françoise Jaunin, Le regard tactile, éd. La Bibliothèque des Arts, 2012.

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