Gilles Barbier
Gilles Barbier
Parmi les grandes surfaces inexplorées, avant le cosmos et le fond des océans, c’est sans doute le fond de nous-mêmes qui reste le territoire le plus lointain. Nous en sommes tous, à des degrés divers, des géomètres, des mesureurs, des inspecteurs, mais seule une petite délégation a reçu l’autorisation d’aller y plonger les deux mains, pour en ramener une boue mystérieuse. Les artistes, ces scaphandriers de l’inconscient, nous leur confions par principe et depuis au moins trente mille ans la lourde responsabilité de nous ramener, à chaque fois que cela est possible, quelque chose venant à peu près du fond de l’existence.
Quelque chose de végétatif
On retrouvera à nouveau le corps de l’artiste, moulé, dans cette technique populaire et hyperréaliste que Gilles Barbier affectionne. Mais pourquoi toujours utiliser son propre corps, au risque d’un engloutissant narcissisme? Gilles Pour Barbier, la réponse est avant tout technique, et relève d’une réalité d’atelier: c’est parce que son propre corps, cette forme qui vieillit, il l’a toujours sous la main. Il sait lui donner rapidement l’attitude recherchée, sans avoir à diriger un hypothétique modèle. Le moulage lui permet ensuite de ne pas avoir à interpréter. «Il y a toujours un tiers qui s’occupe d’interpréter le corps: c’est le temps.»
Ce rituel de l’empreinte de sa propre forme plastique, Gilles Barbier le pratique depuis de nombreuses années. C’est une performance physique, mais qui s’effectue dans le retrait, l’immobilité et la concentration. Quelque chose de la sculpture classique, de la pose. Ce temps long est littéralement présent dans la série des Still People (2013), où l’homme se présente dans une position assise, méditative, étrangement envahi par des mousses, du lichen, des champignons mycorhiziens, du lierre et d’autres plantes grimpantes.
Une sculpture «romantique» que l’on interprétera à souhait, selon sa dimension autobiographique d’hommage à la pratique elle-même, sa dimension métaphorique d’un homme comme retiré de son époque, ou encore symbolique: celle d’un être réconcilié qui laisserait pousser sur lui-même l’anarchie de ce qu’il a domestiqué et asservi depuis plusieurs siècles.
Accompagné dans l’exposition de son double féminin, «ophélien», on ne peut pas faire l’impasse sur les récits, grands ou petits qui ressurgissent ici: Adam et Eve bien sûr, la Belle au Bois Dormant, Tristan et Iseult pourquoi pas, puisqu’il s’agit tout de même de mettre ces personnages en relation, en tension, avec une immense table à victuailles. «Gargantuesque festin hyperréaliste» trônant au centre de la galerie.
L’exposition présente en contrepoint une nouvelle série de dessins, qui sont à envisager comme des instantanés de ce que nous montrerait un périscope surgissant dans l’inconscient de l’artiste. Une sorte de journal de bord, une matière magmatique, soupe où bouillonnent différents morceaux qu’on retrouve plus ou moins développés dans l’espace des sculptures ou des installations.
La plupart du temps, ils sont parcourus de bulles, de phylactères ou de sentences qui influencent la lecture de l’œuvre, mais qui n’agissent jamais comme une explication. Peut-être plutôt un «monitoring» de l’activité de l’artiste, une fixation monochrome et figurative de la matière noire de l’inconscient, des images en guise de Ça, structurées comme un langage. Gilles Barbier les envisage d’ailleurs comme un dispositif articulé, une sorte de grammaire dont les règles varient selon l’espace qui les accueille.
Cette série, commencée en 2003, fait partie du terreau «sur lequel pousse le travail»: un moule sans limite, en quelque sorte.
Gaël Charbau