Les artistes Gilbert & George firent leur première apparition officielle dans le monde de l’art sous la forme de sculptures vivantes. Vêtus d’un costume des plus conventionnels, le visage grimé, ils tenaient la pose comme deux mannequins devant le public des musées et des galeries londoniennes, manifestant d’emblée leur position d’artiste inter-esse, situés parmi les choses du monde.
Cette première proposition insolite donnait le ton de ce qui allait suivre, un art obstinément incarné, taillé aux mesures de l’homme, en complète rupture avec les spéculations purement théoriques de l’art conceptuel. « Le XXe siècle a été le siècle maudit d’un art que personne ne peut comprendre. Les artistes décadents ne s’adressent qu’à eux-mêmes et à quelques élus(…). L’art déroutant, obscur et obsédé par la forme est décadent et une négation cruelle de la Vie des gens. »
A rebours de cet art pur et désengagé, Gilbert & Georges puisent leur iconographie dans les désordres du monde : le sexe, l’argent, la violence ou les inégalités sociales sont autant d’aspects évoqués de manière simultanée dans les œuvres photographiques réalisées depuis 1970. D’abord sagement contenus en photomontages organisés selon un principe de symétrie, les éléments de l’image s’agencent par la suite de manière plus libre. Travaillant d’après des négatifs qu’ils retouchent, colorent et agrandissent, Gilbert & George réalisent des fresques monumentales et criardes, cherchant par ces images puissantes à toucher le plus grand nombre.
La plupart du temps, les physiques de Gilbert & George apparaissent au cœur de ces dispositifs. Toujours vulnérables, parfois totalement nus, les artistes se représentent jetés au cœur d’objets démesurément agrandis formant un environnement All Over chaotique et oppressant. Leurs silhouettes lilliputiennes s’agitent et se contorsionnent ou grimacent de dégoût parmi ce fatras d’objets multicolores.
« L’homme est un animal malade » écrivait Nietzsche. L’actuelle série poursuit cette représentation d’une condition humaine aliénante. Contrairement aux travaux antérieurs, la palette se limite ici à trois couleurs : le noir, le blanc et le rouge qui durcissent l’image, lui ôtant ce caractère psychédélique qui prévalait jusqu’ici. Les figures de Gilbert & George évoluent cette fois-ci dans un espace saturé de plaques de rues agrandies et rangées côte à côte par ordre alphabétique. De forme rectangulaire, elles s’intègrent à la structure des panneaux qui, placés bord à bord, dessinent un quadrillage et le redoublent.
Confinés dans cet espace rigide, les silhouettes écrasées de Gilbert & Georges luttent au sein de cet environnement étriqué en quête d’espace vital et comme cherchant à s’arracher de l’inéluctable anonymat qui frappe le Man on the Street.
Des morpions géants sont également de la partie, apparaissant ça et là entre deux noms de rue, puis s’immisçant entre les initiales de Gilbert & George. On serait tenté de dire qu’il y a quelque chose de pourri dans le Royaume Uni…
Un malaise gangrène les œuvres de l’intérieur, qui se répercute sur les visages effrayés des artistes et les pousse à se faire vomir en se fourrant deux doigts dans la gorge. De nature imprécise, sans localisation possible, le mal surgit sous la forme de symptômes physiques ou prend l’apparence d’insectes se logeant impitoyablement dans les parties intimes.
Une fois encore Gilbert & George traquent le vers dans la pomme. Par cette nouvelle série, ils semblent vouloir rendre palpables les peurs et accès de culpabilité qui nous assaillent, ces maux puissants et invisibles qui nous parasitent et nous effondrent.
Gilbert & George
— Seventy-One Streets, 2003. Technique mixte. 423 x 108 cm.
— Twenty-Eight Streets, 2003. Technique mixte. 352,5 x 672 cm.
— Thirty-Four streets, 2003. Technique mixte. 352 x 672 cm.
— Seventeen Haunts, 2003. Technique mixte. 352,5 x 588 cm.
— Thirteen Streets, 2003. Technique mixte. 282 x 420 cm.
— Four Haunts, 2003. Technique mixte. 211,5 x 252 cm..
— Twenty-Three Hang-Outs, 2003. Technique mixte. 211,5 x 336 cm.